Du 11 au 15 octobre se jouait au Théâtre de la Croix Rousse un petit bijou signé par le Raoul Collectif. Rumeur et petits jours, deuxième création du collectif, rayonne de joie et de réflexion philosophico-politique.
Concerto pour cinq acteurs
Cinq hommes, une table, un néon crasseux et un petit cactus posé devant les micros. Une ampoule rouge s’allume : antenne ! Les cinq animateurs de l’émission « Épigraphe » se réunissent dans leur studio radio à l’aube de leur 347e et dernière émission. Lors de l’annonce de cette fin se déclenche toute une épopée joyeuse, réflexive et « rêvoltée ». Ainsi les compères s’organisent et se désorganisent autour de cette « dernière » qui les affectent tous. Entre les moments d’émotion, de coups de gueule, d’intellectualisme douteux, de différends profonds et d’humour joyeux, se dessine une belle réflexion sur la collectivité et sur l’envie de changement, des thèmes récurrents chez le Raoul Collectif.
Dans la turbulence de la fin de l’émission, les cinq chroniqueurs radio affichent chacun un caractère bien dessiné. Dans les corps, dans les voix, dans les attitudes et les convictions, on voit se découper des personnages marqués, drôles, et qui fonctionnent dans une alchimie enthousiasmante. En effet, Jean-Michel est le chef (contesté), Jules son bras droit et plus si affinités. Quant à Jacques, il ne parle pas beaucoup et n’a pas la finesse des autres. Claude est une grande gueule au caractère sanguin. Enfin, Robert est souvent d’accord avec lui et adore monter des scénarios qui dépeignent un monde complotiste et sanglant.
Ce sont ces personnages bien campés, surtout, qui nous entraînent. La scénographie est simple et efficace. Peu d’éléments, mais tout est exploité, tout sert l’acteur. C’est une beauté théâtrale pratique, pragmatique, rare, à mon sens, parce que la scène est toute à l’acteur. Tout prête à le mettre en lumière, à ne laisser place qu’à son art, qu’ils exercent tous les cinq avec brio. Précis, drôles, physiques, forces de présence, Romain David, Jérôme de Falloise, David Murgia, Benoît Piret et Jean-Baptiste Szézot sont les perles de ce spectacle.
Le collectif comme question et comme réponse
Cette pièce ne parle pas tant de la fin d’une émission radio. Elle parle plutôt de la fin de tout projet à contre-courant des impératifs de productivité de notre société. Elle défie l’idéologie libérale. Et ce qui est beau c’est qu’à l’intérieur de cela, le Raoul Collectif traite de lui-même : c’est un collectif qui s’interroge sur le collectif. En effet, c’est une interrogation sur la place de l’individu(alisme), et sur les réponses éventuelles que peut apporter le groupe. C’est un questionnement subtil, qui ne néglige pas les difficultés sociales et humaines propres aux groupes. Un questionnement certainement nourri de l’expérience des cinq hommes qui travaillent ensemble depuis sept ans maintenant.
Penser ensemble
En effet, tous les cinq sont à la fois auteurs, acteurs et metteurs en scène dans le collectif. C’est un travail colossal, difficile mais aussi réjouissant. Car on sait que les collectifs ont connu un franc succès dans les années 70, qui s’est vite tari devant les complications liées aux rapports humains. En vérité, comme toujours, l’histoire est plus complexe. Néanmoins, le fait est que l’égalité totale, sans hiérarchie, l’idéal du genre, a vite disparu. Dans le Raoul Collectif, il y a cinq metteurs en scènes. Pourtant il semble se porter bien !
Cette manière de travailler ensemble, ils la décrivent comme un « laboratoire de pensée ». Je crois que c’est ce qui est intéressant et stimulant dans le travail du Raoul Collectif. Il s’en dégage effectivement une réelle foi dans le vivre-ensemble. Ce qui se déroule sur scène avec Rumeur et petits jours, c’est, selon moi, quelque chose qui s’approche de l’essence de la démocratie. Des disputes virulentes, des désaccords profonds, dont découlent grands débats et petites querelles, et malgré toutes ces différences qui opposent les cinq personnages, malgré le fait que rarement il y ait consensus, on sent qu’ils marchent ensemble. Dans la même direction ? On ne saurait pas bien le dire. Pourtant, ils marchent ensemble et autant qu’ils le peuvent, main dans la main.
Une réflexion politique…
Il n’y a pas de naïveté là-dedans. Loin d’une « bien-pensance » utopique, le Raoul Collectif excelle à soulever des questions brûlantes et danse sur les charbons ardents en cherchant des solutions. Conscients de leur époque, ils invitent sur scène la ravissante Tina. Tina, T.I.N.A : There Is No Alternative. En effet, elle est la charmante incarnation d’une idée. Tina est la fille spirituelle de la société du Mont Pélerin – des hommes politiques, économistes, journalistes et patrons des années 50, hostiles au socialisme, qui défendent un courant de pensée néo-libéraliste. Par suite, elle est aussi la fille de Margaret Thatcher.
Tina, invitée sur scène par les chroniqueurs, assène son message : il n’y a pas d’alternative. Elle est agaçante et charmante à la fois. Elle est omniprésente, solide, inéluctable. Insupportable. Avec son sourire et sa voix mielleuse, elle nous explique à tous que le changement n’existe pas. On peut essayer de la tuer : elle semble immortelle. Elle est partout, tout le temps, et tue dans l’œuf toute possibilité, toute tentative de penser une société différente.
… joyeuse et libératoire
Face à cette impossibilité, la mise en scène propose un dépaysement total : direction le désert mexicain de Wirikuta. La scénographie propose alors un changement de décor radical, radical et rafraîchissant, joyeux, inattendu. Ainsi, le studio radio se déplace dans un espace-temps à part, où tout est suspendu, poétique, doux. Une respiration salvatrice, musicale, aux accents de lendemains qui chantent. Une transformation culturelle aussi, qui invite à s’interroger sur les Autres, qui sont peut-être pour le monde occidental, des figures d’inspiration alternatives… Finalement, le spectacle se termine sur une ouverture, dont on ne peut dire si elle est une happy end. En tout cas, de l’ambiance enfumée, fermée et tendue du studio, le public a été transporté l’espace d’une soirée dans un ailleurs qui oxygène le cœur et le cerveau. Un ailleurs qui laisse rêveur.
You may say I’m a dreamer, but I’m not the only one, disait l’autre. Il avait raison. En effet, il est bon de rêver ensemble à des jours meilleurs pour notre société. On sort de la représentation le sourire aux lèvres, heureux d’avoir ri, d’avoir pensé ensemble, rêvé ; heureux de savoir que le théâtre sait être encore un « laboratoire de pensée », qui a les moyens d’inventer d’autres façons d’être au monde. Que le théâtre sait être un lieu du collectif, un lieu de la communauté, de la société. Si vous les avez ratés et que l’occasion se présente à vous d’aller rencontrer le Raoul Collectif – en tournée en France cette année, notamment à Paris : foncez.