« Fragments », de Loriane Ferreira : la Nouvelle gagnante de notre concours
Fragments

Fragments

Cet été, ArlyoMag lançait son premier concours de nouvelles. Ouvert à tous, il se destinait à faire découvrir à nos lecteurs des plumes en devenir. Après une délibération acharnée, l’Arlyoteam a enfin rendu son verdict !

Nous vous laissons donc découvrir la nouvelle qui a séduit la rédaction : Fragments, de Loriane Ferreira. Sur le thème imposé « Lyon », son style feutré et son traitement sensible lui ont permis d’emporter l’adhésion de la majorité. En attendant de découvrir ici-même, et très prochainement, d’autres textes de cette auteure, nous vous souhaitons une bonne lecture :


Fragments

L’eau coulait à un rythme régulier dans la fontaine des Jacobins. Ce jour-là, elle était recouverte de mille et une roses, l’air alentour embaumait. La place bruissait et vivait des milliers de passages. Chacun laissait sa trace de pas, voulait prendre sa photo devant les jolies couleurs que revêtait le lieu. Mais les gens n’étaient que de passage, comme souvent. Ils étaient peu à rester plus de quelques minutes à contempler le paysage qui s’offrait à eux. Il y avait juste Monsieur Garcia, qui venait s’installer tous les jours sur le banc à l’ombre de l’arbre avec son gros sac à dos. Il prenait le temps de regarder chaque fleur, chaque pétale, d’en sentir les odeurs, d’en détailler chaque imperfection. Personne ne faisait attention à lui, il était sale, vêtu de guenilles. Il avait l’habitude, Monsieur Garcia, qu’on passe à côté sans même le voir, quand tout juste un froncement de nez lui était adressé. Mais ces derniers jours il y faisait encore moins attention. Il était juste fatigué. Il n’était pas si vieux pourtant. Il représentait tout ce que la société refusait, un exilé, un marginal qui contemplait le symbole même du beau et de ce que l’homme prenait pour la fragilité à l’état pur. Il observait les petites fleurs se faner au fil des heures, les pétales se flétrir et brunir au fur et à mesure du temps. Ces fleurs étaient une bénédiction.

D’habitude, avant le coucher du soleil, après une nouvelle journée de errance, je l’observais chercher un petit coin pour s’endormir. Il n’aimait pas revenir aux mêmes endroits chaque nuit, il aimait changer ses habitudes, Monsieur Garcia. Mais ce soir-là, il était fatigué et ses pieds le faisaient souffrir. Alors, il resta sur le banc et s’endormit, le doux parfum des roses lui faisant doucement tourner la tête.

Ailleurs, un petit homme était nerveux, il faisait les cent pas dans une rue étroite des pentes de la Croix-Rousse. Les autres étaient en retard. Il espérait qu’ils ne tarderaient plus. Nous étions au milieu de la journée, le temps lui filait entre les doigts et il devait commencer à travailler. Il restait tant à faire, il avait déjà perdu trop de temps. Ses clients n’attendraient pas indéfiniment, s’il ne pouvait livrer les pièces de soie à temps, il perdrait ses plus gros marchés. Il leva les yeux en direction du ciel, de gros nuages noirs s’amoncelaient au dessus de lui. Si la pluie s’en mêlait, elle rendrait la tâche des travailleurs encore plus compliquée. Il fallait monter le métier à tisser de plusieurs mètres et ils ne seraient que peu nombreux. Trop peu ? Peut-être. Quoi qu’il arrive, il fallait que le métier soit mis à l’abri au plus vite, coûte que coûte. L’homme s’impatientait. Il soupira. Qu’est-ce qui pouvait bien les retenir de la sorte ? Après encore de longues minutes d’attente, enfin, les hommes déboulèrent dans la petite rue sinueuse. Les premières gouttes de pluie s’écrasaient contre les pavés, froides et pénétrantes, quand ils se mirent à monter à la force des bras la grosse machine jusqu’à la fenêtre de l’atelier de canuts, sous une pluie battante, alors que le petit homme gesticulait en leur donnant des indications contraires que personne n’écoutait.

Luna le regardait monter les marches du grand escalier qui montait vers la basilique. Chaque matin, à la même heure, il était là. Il ne ratait jamais un rendez-vous, qu’il pleuve, qu’il vente ou qu’il grêle. Il montait les marches puis les descendait, trois fois de suite. Il était six heures du matin. La petite fille observait les muscles de ses jambes se tendre et se détendre, ses bras se balancer en rythme, ses mâchoires se crisper au fil des remontées. Elle pouvait voir les muscles de son cou saillant au soleil levant, les gouttes de transpiration qui descendaient le long de sa joue et de son t-shirt, de plus en plus humide avec l’effort. Elle avait alors l’impression qu’il n’y avait qu’elle et lui. Une fois les escaliers gravis une dernière fois, il repartait en courant se perdant dans les traboules du Vieux Lyon et Luna l’observait s’éloigner avec une grande mélancolie, alors que sa mère frappait doucement à la porte pour déplacer le fauteuil dans lequel sa fille était coincée depuis sa naissance. Il fallait se préparer pour l’école. Comme tous les matins, Hélène constatait l’air morose de sa fille de 8 ans qui passait tout son temps libre scotchée à la fenêtre pour observer les gens marcher. Elle soupira. La journée allait être longue.

Les yeux vairons du chat blanc. Les yeux foncés du chat noir. Ils sont allongés chacun sur un rebord de fenêtre. Ils se font face, ils s’observent du coin de l’œil. Ils ont l’air si paisibles, si tranquilles, leur queue décrivant un léger mouvement de balancier dans le vide. Mais je ne m’y trompe pas, ils se jaugent lentement dans l’espoir qu’un jour ils puissent se toucher, se mordre, s’affronter, se frotter. En attendant, un vide de plusieurs mètres les sépare et les prive de cette liberté.

Elle se sentait bien avec lui. Ils regardaient l’eau du fleuve s’écouler impétueusement sous la passerelle, elle entendait sa voix sans vraiment prêter attention à ses paroles. La jeune fille finissait inéluctablement par se perdre dans ses pensées. Elle aimait passer du temps à ses côtés, il disait beaucoup de choses intelligentes, il la faisait réfléchir sur un nombre incalculable de sujets, il la taquinait dès que possible et surtout, il ne la regardait pas différemment parce qu’elle se déplaçait en fauteuil. Il avait un éternel sourire sur le visage, ses dents si blanches ressortaient sur son visage anguleux. Ses grands yeux bleus étaient vifs et avides de savoir. Il l’impressionnait. Elle se sentait minuscule à ses côtés. Pourtant, il revenait à chaque fois. Il lui apportait des fleurs. Il la faisait voyager rien qu’en parlant. Elle aimait sa voix. Elle lui demandait souvent de continuer de parler. Et il le faisait, à chaque fois, même s’il savait qu’elle finissait par ne plus prêter attention au contenu. Elle se laissait bercer par le doux son de sa voix. Ces moments avec lui étaient tissés d’une amitié profonde et d’une douceur indescriptible, presque poétique. Parfois, quand il pensait qu’elle ne le regardait pas et ne l’écoutait plus, il cessait de sourire. Une drôle de mélancolie passait dans ses yeux. Puis, il sentait le poids de son regard ; alors son sourire revenait, indéniablement. Il disait « tu ne m’écoutes plus » et elle lui souriait pour faire réapparaître la lumière dans ses grands yeux bleus. Quand il n’était pas là, elle s’ennuyait de lui. De sa vivacité, de son intelligence, de son rire et de la douceur dans ses yeux. Avant de partir, il prenait son visage dans ses mains et déposait un léger baiser sur son front. « À bientôt » lui glissait-il en souriant. Puis, il marchait jusqu’à la porte sans se retourner. Il savait qu’elle le regardait partir, monter dans sa voiture et quitter la cour. Mais il ne levait jamais les yeux sur la fenêtre. Il était déjà parti.

Il était tôt ce matin là. De nombreuses consciences dormaient encore, les rues semblaient vides. Quelques promeneurs tardifs, veilleurs et autres fêtards parcouraient les rues et leurs pas résonnaient contre les façades. Un corps était étendu sur les pavés, dans le recoin sordide d’une rue nauséabonde. Du sang couleur de rose s’écoulait de sa tête et emplissait l’interstice entre les pavés. La vie le quittait doucement, presque avec soulagement. Je sentais la chaleur du liquide contre le pavé et le froid de la mort qui envahissait son corps. Les passants commençaient à inonder les rues perpendiculaires de leur marche pressée, mais aucun ne prêtait attention à cette petite rue mal éclairée. Bientôt, le sang atteignait l’artère principale. Une grande dame pressée au visage bouffi posa un pied rageur sur le sol et éclaboussa le bas de sa jupe. Elle pesta, posa un œil sur le sol et suivit le flot de sang du regard. Elle s’approcha doucement et elle hurla. La voix stridente perça le léger bruissement de la ville en éveil, interpellant tout le monde sur son passage.

Monsieur Garcia, un visage qui m’était devenu familier à force d’années de misère à survivre de banc en banc, de parc en parc, de foyers d’accueil en repas offerts les hivers de grand froid, était mort, d’une mort imbécile, hideuse et solitaire alors que la vie inondait les rues de toute sa majesté.

L’eau coule dans les gouttières et rentre dans les canalisations dans un joli bruit cristallin. L’aube pointe à l’est, les premières lueurs du soleil viendront bientôt frôler le haut des immeubles roses. L’air est doux, il fait bon regarder l’humanité s’éveiller. Comme chaque matin depuis plusieurs centaines d’années, je m’imprègne de la vie de cette humanité fébrile et bouillonnante, ces vies qui deviennent des instantanés dans la longue histoire de mon existence.

Loriane Ferreira