Alors que vient de se terminer la vente record d’une toile de Banksy, adjugée à 11,1 millions d’euros, l’artiste a ironisé sur son compte Twitter : « Prix record pour une peinture de Banksy atteint ce soir. Dommage ! Elle ne m’appartenait plus. » L’œuvre avait en effet été vendue en 2011. Mais quel est le chemin d’une peinture, depuis sa réalisation en tant qu’acte illégal jusqu’aux salons prestigieux ?
Janvier 2008. Shepard Fairey, père de Obey the Giant et figure du street art, réalise l’affiche de campagne Hope pour Barack Obama, dans le cadre de l’élection présidentielle américaine.
Juin 2012. Kidult tague son nom sur une boutique Marc Jacobs à New York, à l’extincteur. En guise de réponse, Marc Jacobs prend en photo la vitrine de son magasin, en fait un T-shirt vendu à 689 dollars.
Février 2013. Banksy, le graffeur anonyme des plus connus du milieu du street art, se fait voler une œuvre en plein cœur de Londres. Celle-ci est revendue à une maison d’enchères de Miami à prix d’or quelques heures plus tard.
Autant de cas qui traduisent une façon de se réapproprier le street art, de le monétiser, d’en faire un bien de consommation culturelle comme n’importe quel autre tableau. Une chose est sûre : depuis dix ans, le street art connaît un véritable regain de popularité auprès des amateurs d’art contemporain, et les œuvres, loin de la signature peinte laissée sur un mur de ville, font l’objet de questionnements et sont source de paradoxes du côté des artistes et des passionnés.
De l’acte de vandalisme ponctuel à la coloration assumée de la ville
À l’origine, le street art est un acte de vandalisme qui a connu un véritable essor aux États-Unis dans les années 70-80. Les artistes ont commencé par peindre leurs noms (« blazes ») sur les trains pour qu’ils soient vus par le plus grand nombre. C’était aussi un moyen pour les gangs de délimiter leur territoire au cœur de la ville. Au fur et à mesure, cette tendance a gagné l’Europe et les pratiques se sont diversifiées : peinture à la bombe, signature au marqueur, pochoir, autocollant, mosaïque, utilisation du mobilier urbain…
Si les instances concernées ont d’abord perçu ces œuvres comme des actes dignes de voyous, elles ont petit à petit appris à les utiliser à leur avantage, au vu de la popularité que celles-ci rencontraient auprès du grand public. Les galeries de street art ont commencé à fleurir ; la RATP a couvert le métro de grandes affiches blanches pour permettre aux artistes de s’exprimer (N. B. : Ces affiches sont restées blanches, et les graffeurs ont peint tout autour). Beaucoup d’artistes reconnus peignent à visage découvert, sont payés pour leur travail, vendent leurs œuvres, les détournent sur des vêtements, comme Shepard Fairey avec la marque Obey. Un moyen pour les artistes de se faire connaître, et pour les politiques d’adopter une réglementation un peu plus souple, ou tout du moins de réserver des endroits aux graffeurs pour qu’ils puissent s’exprimer.
Des politiques publiques hésitantes
Sous la houlette de Gérard Collomb, la ville de Lyon a une politique très stricte en matière de street art. D’après la mairie, dans un article publié par Rue89Lyon : « En 2012, ce que la mairie de Lyon appelle le “phénomène graffiti” lui a coûté 1 285 580 euros, selon les chiffres délivrés par ses services. “Nous avons réalisé 16 618 interventions de détaguage” […] Le maire [Gérard Collomb] a un avis tranché sur le vandalisme […] “On photographie l’ensemble des tags (…) On a toutes les signatures (…) À chaque fois, on porte une plainte pour la signature précise. (…) Quand on aura attrapé quelques tagueurs, et que effectivement la justice suit, on espère que ça découragera quelques énergies.” »
Pour autant, certains quartiers de la ville sont réputés pour l’abondance et la qualité de leurs œuvres : les balades street art, notamment dans le quartier de la Croix-Rousse, sont devenues des objets de consommation proposés par des organismes de tourisme et connaissent un succès important. Les promoteurs immobiliers essaient de mettre en place des événements pour inviter les artistes, comme avec la gigantesque fresque de Kalouf qui orne (temporairement) les murs de l’ancien hôtel Novotel à côté de la Part-Dieu.
Pourtant, le street art reste illégal et sévèrement puni. En France, la loi stipule que : « La destruction, la dégradation ou la détérioration d’un bien appartenant à autrui est punie de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende, sauf s’il n’en est résulté qu’un dommage léger. Le fait de tracer des inscriptions, des signes ou des dessins, sans autorisation préalable, sur les façades, les véhicules, les voies publiques ou le mobilier urbain est puni de 3750 euros d’amende et d’une peine de travail d’intérêt général lorsqu’il n’en est résulté qu’un dommage léger. » (Article 322-1 du Code pénal) Il existe donc un paradoxe entre la volonté de voir fleurir des œuvres sur les murs de la ville, tout en défendant aux artistes de s’exprimer sans cadre. Par ailleurs, certains artistes refusent de dévoiler leur identité ou d’exposer dans des endroits prévus à cet effet : pour eux le street art est éphémère, anonyme, gratuit, visible par tous, ou rien.
Street art, art urbain, une histoire de dénomination
Cette dichotomie entre la volonté de peindre les murs et l’interdiction du street art en dehors des cadres qui lui sont imposés se traduit aussi dans le florissement d’entreprises privées spécialisées en peinture murale. La ville de Lyon est également recouverte de trompe-l’œil et de fresques murales. Certaines entreprises lancent des appels d’offres à des artistes pour leur proposer de venir recouvrir certains murs ou façades lyonnais avec leurs œuvres, après avoir présenté un projet. Du street art dans la légalité somme toute. Cependant, lorsque ce mot est prononcé aux oreilles des responsables de ces entreprises, ceux-ci bondissent : « Nous ne faisons pas du street art. Nous faisons des fresques qui relèvent de l’art urbain ! »
Pourtant, l’impulsion est similaire : une volonté de créer avec la ville comme support, en laissant l’œuvre subir les aléas du temps et des passants, visible par tous… Malgré la tendance générale des villes à se montrer de plus en plus tolérantes à l’égard des street-artistes, ceux-ci souffrent encore de l’étiquette de voyou/vandale. Alors qu’avant chaque œuvre faisait l’objet d’un nettoyage ou d’un retrait, aujourd’hui, bon nombre d’entre elles sont laissées, voire protégées. Ne sont retirées que les peintures qui ne représentent, pour certains, aucun intérêt artistique. Mais comment sont repérées les œuvres dignes d’intérêt artistique ?
L’institutionnalisation du mouvement et l’émergence d’un vivier culturel autour du street art
Le street art fait l’objet de fréquents événements et expositions, durant lesquels les graffeurs sont invités à venir performer devant un public. À Lyon fin 2018, l’association Superposition a investi 2000 m² dans Confluence pour l’exposition One Shot. Au cœur de Gerland, Peinture fraîche, festival international de street art, a connu sa deuxième édition en mai 2019. Au programme : des peintures en live, des conférences et des ateliers pour les enfants. De multiples acteurs du monde de l’art, de la culture, de l’événementiel gravitent autour du street art.
Dans le processus de la commercialisation du street art, il n’y a pas de règles. Superposition effectue son repérage de différentes manières : une veille artistique opérée par l’équipe de médiatrices (principalement par Internet), des « appels à artistes » lancés sur Internet pour divers projets (prestation artistique extérieure, festival, expo), le bouche-à-oreille (le public et les artistes soumettent de nouveaux talents) ainsi que des artistes se présentant à la galerie avec leur book. Le but de l’organisme est notamment d’être un « tremplin pour les artistes émergents ». Concrètement, Superposition fait le lien entre les artistes et des projets artistiques extérieurs rémunérés, les programment sur des événements grand public type festivals, expositions, ateliers… « Nous les accompagnons, les conseillons et les soutenons dans l’ensemble de leur démarche lorsqu’ils sont programmés sur l’un de nos événements (vente d’œuvre, communication). » Concernant la rémunération des artistes, « Superposition met à disposition gratuitement le lieu d’exposition – SITIO – durant plusieurs semaines. L’artiste est accompagné en amont de son exposition avec notre équipe de médiatrices et le pôle communication (presse et réseaux sociaux) lui assurant une visibilité auprès du public, ainsi qu’en aval pour assurer le suivi et l’envoi des œuvres vendues. Toute l’équipe de Superposition est mobilisée pour accompagner au maximum l’artiste. En contrepartie, la vente d’œuvres est répartie à 40 % pour SITIO et 60 % pour l’artiste. »
Superposition sait que cette institutionnalisation paraît éloignée de la pratique originelle de l’art urbain : « Nous sommes conscients que le street art est un art de rue, c’est pourquoi nous tenons à garder cet aspect “fresque murale” à la galerie en proposant à chaque artiste exposé de prendre possession des murs comme il le ferait en extérieur. De plus, l’entrée de la galerie est gratuite et ouverte à tous tout comme le street art, visible au plus grand nombre. »
Qui décide d’exposer un artiste ? Quel artiste « mérite » d’être exposé, ou d’être effacé ?
Le plus souvent, une équipe de médiateurs s’occupent de la sélection artistique, contactent les artistes et les rencontrent pour discuter ensemble afin de découvrir leur démarche artistique et de voir sur quels projets ils pourraient performer. Connaître leurs attentes/besoins et désirs permet facilement ensuite de les placer sur des projets extérieurs rémunérés. C’est la même chose lors d’un processus de vente, sauf que les vendeurs sont en lien avec des associations. Artsper, site de vente d’œuvres d’art contemporain, est en contact avec Superposition par exemple. Aujourd’hui, les hôtels de ventes regardent de très près les tendances en matière d’art urbain, car les enchères montent vite, et haut, pour des pièces uniques.
Faut-il protéger les œuvres de street art ?
Cependant, dans tout le processus de commercialisation du street art, il existe encore des zones d’ombre du côté de ceux qui profitent du talent de l’artiste pour gagner de l’argent, sans rétribuer celui-ci à sa juste valeur (voire pas du tout). C’est le cas notamment dans le vol d’œuvres, avec des pans de murs entiers arrachés. Pour contrer ces recels, les artistes se débrouillent comme ils peuvent : l’artiste italien Blu a repeint certaines de ses fresques en noir pour éviter une spéculation par des promoteurs immobiliers autour de ses œuvres situées dans une friche de Berlin. À la suite d’une exposition sur l’art urbain qui avait récupéré ses œuvres pour les mettre dans une exposition payante à Bologne, le graffeur a effacé l’ensemble de ses peintures dans la ville. « L’artiste français Invader, qui réalise des mosaïques pixellisées dans le monde entier, a régulièrement vu ses œuvres être arrachées pour être revendues, ce qui l’a conduit à s’adapter en réalisant des mosaïques avec des carreaux plus fragiles, difficilement arrachables sans les détruire », explique le site Demainlaville. Certaines œuvres de Banksy exécutées à Paris à l’été 2018 ont été protégées par des vitres en plexiglas (à l’initiative d’un collectif volontaire de galeristes). Ce recel est d’autant plus déplorable qu’en l’absence de certificat d’authenticité, difficile en effet pour les voleurs de prouver qu’il s’agit bien des œuvres originales, d’autant que ces dernières sont souvent abîmées lors du processus d’extraction.
Mais pour voler un objet, il faut que quelqu’un en soit propriétaire ; or, qui est propriétaire d’une œuvre de street art ? L’artiste ? Le détenteur du mur sur lequel est apposée l’œuvre ? Personne ? Tout le monde ?
La propriété dans le domaine de l’art urbain pose de nombreux problèmes, alimentés par un flou juridique sur la question. Au micro de France Culture, en 2017, l’artiste Invader expose son cas. Alors que de faux employés de la mairie de Paris volaient ses œuvres au nez et à la barbe des passants, c’est l’institution qui a décidé, par bienveillance envers Invader, de porter plainte pour « usurpation d’identité ».
France Culture donne la parole à Michel Vivant, professeur à Sciences Po Paris et spécialiste de la propriété intellectuelle : « Par nature, le street art est éphémère : apposé sur un mur sans qu’aucune autorisation n’ait été demandée, il est à la lisière de la légalité. “Cela dit, est-ce que ça prive pour autant un artiste des droits sur son œuvre ? interroge Michel Vivant. C’est là le paradoxe ! On peut à la fois dire qu’il n’a pas de droits et que le propriétaire a des droits à lui opposer, mais l’artiste a créé une œuvre et, si elle est reconnue comme une œuvre, il a des droits dessus.” “L’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. Article L111-1 du Code de la propriété intellectuelle” » L’œuvre de street art est donc protégée par le droit d’auteur. Mais ce n’est pas aussi simple : c’est à un juge de décider si une œuvre peut être considérée comme telle au sens du droit juridique. La notoriété joue également un rôle dans le débat : « Le fait que le statut de l’artiste soit reconnu ne change rien à son statut officiel, insiste Michel Vivant, mais cela va changer énormément son statut de fait. Si je suis l’avocat qui défend les intérêts de cet artiste, je vais dire : “Attention, il est connu partout !”, et le juge se sentira presque obligé de le reconnaître. »
Finalement, dans le cas d’un vol, la victime est le propriétaire puisque le support de l’œuvre est subtilisé. Dans les autres cas, c’est une atteinte au droit d’auteur.