Ecrans Mixtes : Eros, Carte blanche à la Cinémathèque

Après 5 jours de festivités autour du cinéma LGBT, Ecrans Mixtes proposait aux spectateurs peu frileux un double programme érotique, l’occasion de redécouvrir le déjà culte Pink Narcisus et d’assister à la projection de deux court-métrages rares de François Reichenbach, tout juste exhumés des entrailles de la Cinémathèque.

 

La séance divisée en deux parties était émaillée des interventions d’Hervé Pichard, responsable des acquisitions et chef de projet restauration à la cinémathèque, qui a pu nous en apprendre un peu plus sur l’histoire des œuvres projetées.

La cinémathèque et ses trésors

Il y a deux ans la cinémathèque récupérait un fond émanant des archives de Pierre Braunberger, producteur iconique de la Nouvelle Vague, très lié au cinéma de François Reichenbach dont il produira cinq longs métrages. De leurs fouilles, les documentalistes exhumeront deux courts métrages identifiés comme appartenant à François Reichenbach mais ne figurant pas dans sa filmographie. Le premier, Last Spring a pour thème une romance bucolique et homo-érotique. Le second consiste un montage de films personnels de François Reichenbach représentant ses amis nus dans des scènes de natures et de ville.

Après ces découvertes et le visionnage des documents qui révèlera le potentiel esthétique de ces derniers, la Cinémathèque prend la décision de restaurer et numériser ces deux courts afin de pouvoir les réexploiter. Lors de leur première projection à la Cinémathèque ils furent projetés accompagné de Pink Narcissus.

Un cinéma invisible ?

Hervé Pichard lors de la soirée est revenu sur les conditions d’obtention de ces deux courts-métrages qui posent la question de l’invisibilité du cinéma LGBT. En effet dans le premier cas pour Last Spring, le documentaliste, bienveillant a immédiatement transmis le film à la Cinémathèque. Dans le second cas,  en revanche, la documentaliste, surprise de constater la présence d’hommes nus dans le film, a immédiatement prévenu la donatrice qui a tenté de récupérer le film pour « préserver » l’image de François Reichenbach.

Pourquoi ces deux films ont-ils été oublié ? Une question qui s’inscrit dans la ligné des recherches sur le cinéma LGBT qui voit régulièrement resurgir des films jugés trop tendancieux pour leur époque et que le thème avait condamné à l’oubli.

Pour vivre heureux, vivons cachés ?

Très connu dans les années 1960-1970, François Reichenbach remporte en 1970 l’Oscar du meilleur film documentaire pour L’Amour de la Vie-Arthur Rubinstein, bien loin donc des thèmes de Last Spring et « Nu Masculins » qui auraient quoiqu’il arrive fait objet de censure s’ils avaient été publiquement projeté en 1954.

Il était intéressant donc de confronté ces deux raretés  à un film comme Pink Narcissus qui a lui souffert de l’excès inverse. Très connu de la communauté LGBT, son réalisateur est lui en revanche resté longtemps invisible,  nourrissant au passage de nombreux fantasmes (on a attribué la paternité du film à Andy Warhol, ou encore Kenneth Anger).

 La véritable histoire est bien moins romanesque. James Bidgood réalise Pink Narcissus en 7 ans (1963-70), le travail sur le film est colossal puisqu’il en est à la fois le réalisateur, le costumier, le casteur, le décorateur. Il signera le film du nom d’Anonymous à cause du contexte politique et d’un démêlé avec ses producteurs qui lui retirent le film, lassé d’attendre son achèvement, et le monte sans son accord. Ce n’est qu’en 1999, lorsqu’un ouvrage est consacré aux activités cinématographiques et photographiques de Bidgood, qu’on attribuera enfin le film à son réalisateur.

Printemps Amer

Ce qui frappe le spectateur durant le visionnage de Last Spring, c’est la parenté évidente que le film travail à la fois avec la Nouvelle Vague et l’Amérique de James Dean. Tourné aux Etats-Unis durant l’un des voyages de Reichenbach, Last Spring évoque l’amour naissant de deux jeunes hommes. Alors que l’un part en voyage, le second se languit, craignant que son amant ne l’ait oublié et plonge dans des rêveries érotiques, où celui dont il est éprit se révèle toujours insaisissable. Une histoire d’amour simple qui évoque immédiatement la spontanéité narrative de la Nouvelle Vague.

Reichenbach privilégie la suggestion et la construction fantasmatique, aucun passage à l’acte entre les deux amants mais des regards et des déambulations conjointes qui soulignent l’intimité des deux hommes.

Alors qu’il attend désespérément son amant et s’ennuie de l’absence de ce dernier, le jeune homme s’étend sous un arbre en fleur et s’endort. Le rêve se transforme alors en une course poursuite constante entre les deux hommes, dans la ville, dans des jardins, dans des ruines en pleine forêt. On retrouve ici l’un des thèmes cher à la Nouvelle Vague, la fuite, la course poursuite, qui cache souvent une quête de soi.

Reichenbach ici suggère bien plus qu’il ne montre l’homosexualité des deux amants, tout dans Last Spring passe par une esthétique de la suggestivité. Alanguie sous l’arbre le jeune homme endormie tressaute en sentant tomber des bourgeons sur son visage, alors qu’il se réveil il aperçoit son amant juché dans les branches. Le plan s’arrête à l’instant où suspendu à l’arbre les deux corps se rejoignent, visage incliné l’un vers l’autre, dans le mouvement d’un baiser qui ne sera pas donné au regard du spectateur mais laissé à sa seule imagination.

Des Hommes et des fleurs

Il en va d’une toute autre manière pour « Nus Masculins », carnet de voyage qui nous plonge dans une mise en scène picturale de l’intimité du réalisateur. Reichenbach film ainsi ses amis et compagnons, le plus souvent nus, dans des paysages de nature fleuris qui font écho tant à la peinture classique qu’aux codes esthétiques de la culture LGBT.

Le caractère pictural des scènes, extrêmement composées, est renforcé par le choix d’un tournage en pellicule réversible Ektachrome qui favorise grandement le contraste des couleurs. Le modèles de Reichenbach posent nus, entourés de fleurs, sur des falaises, ils marchent jusqu’à la caméra à travers les bois d’une forêt.

L’érotisme nait ici bien sûr de la nudité des corps offerts à la caméra et de la manière dont Reichenbach les magnifie, mais également du rapport qu’induit le film entre les modèles et le réalisateur. Tantôt les jeunes hommes semblent comme inconscient d’être filmés et évoluent parmi les fleurs et arbres sans un regard pour celui qui les films. Tantôt un jeu de regard, désirant, intime s’instaure entre les filmés et celui qui se trouve derrière la caméra, et donc avec nous.

Véritable ôde à la beauté masculine et au nu pictural, « Nus Masculins » regorge de référence au cinéma LGBT, de Kenneth Anger en passant par Jean Cocteau, le film construit une galerie de portrait à la fois intime et pudique. Pudique parce que les images nous disent à la fois toute l’affection de Reichenbach pour ces hommes qui traversent le champ de sa caméra et qu’il s’en dégage une atmosphère de jardin secret, qu’on aurait presque le sentiment de profaner.

Narcisse

Cette atmosphère érotique et transpirante, on la retrouve dans le très célèbre Pink Narcissus de James Bidgood. Dans le décor rose clinquant de sa chambre, un jeune prostitué s’adonne à des plaisirs solitaires attendant ses clients. De rêveries masochistes en cauchemar sexué, Pink Narcissus construit l’image d’une vanité où se perpétue un éternel appétit désirant, jamais comblé.

Entièrement muet, le film se construit principalement à travers l’érotisation des corps et les interactions érotiques entre le jeune homme, les êtres qui l’entourent et la nature. L’esthétique kitsch qui inspira notamment les cinéastes Pierre et Gilles,ou encore de l’artiste David Lachapelle, se distille principalement dans les décors (extrêmement composés et chargés) que Bidgood construisait lui-même. En effet chaque décor n’était construit que sur un seul mur de l’appartement du réalisateur qui déconstruisait et construisait au fur et à mesure l’environnement de son personnage, comme une toile mouvante.

Au-delà de son ambition érotique, Pink Narcissusaborde un thème fondateur qui jalonne tout le cinéma LGBT, celui du rêve, du fantasme, où aucune censure, limites n’est imposée au personnage. Narcisse finira par se perdre dans son rêve, au point qu’on ne sait pas s’il a existé pour lui une réalité.

Laurine Labourier