En octobre dernier se tenait la soirée de remise du prix Lumière, attribuée cette année à Wong Kar-wai. Réalisateur du très reconnu In the Mood for Love, il s’est aussi illustré dans des productions telles que Blueberry Nights, Happy Together ou encore Les Anges Déchus. Véritable artisan de l’image, le cinéma de Wong Kar-wai navigue entre contemplation onirique et montage épileptique. Pour célébrer le cinéaste chinois, la rédaction d’Arlyo vous propose de revenir sur quelques coups de cœur de nos chroniqueurs et chroniqueuses.
2046 par Lucie Mogarra
Comme tout cinéphile aimant démesurément un film en particulier, il y a toujours un moment de l’année où on se dit qu’il faudrait le regarder encore une fois. Ce moment-là de l’année est arrivé pour ma part, et ce fût à l’occasion du Festival Lumière et plus particulièrement lors la projection de 2046. Quelle ne fut pas ma joie quand j’ai appris que cette année, Lyon consacrait l’un de mes réalisateurs préférés, rompant quelque peu avec les derniers Prix Lumière à savoir Tarantino ou Scorsese.
Tenter de parler de 2046 ou ne serait-ce que « résumer » l’intrigue est une analyse en soi, un travail peu commun. Je tenterai de m’exprimer en ces termes : Hong-Kong, 1966, Mr. Chow aménage dans la chambre n°2047 d’un hôtel. Il s’affaire à l’écriture de 2046, un roman érotique et de science-fiction qui s’inspire largement de ses propres expériences amoureuses.
Commence alors un voyage dans un récit découpé, elliptique… Si le spectateur tente tant bien que mal de reconstituer le récit qui s’échelonne sur plusieurs étages (histoire de Hong-Kong, vie de Mr. Chow, fantasmes et roman), il s’avoue vite vaincu et n’analyse plus mais ressent. 2046 force le spectateur à regarder et ressentir. Je pense que ce film fait partie des œuvres les plus sensuelles que j’ai eu l’occasion de voir, d’une part dû aux histoires d’amour mais également parce que 2046 fait appel à tous les sens, dont le toucher, car se dévoile devant nous une palette de textures, de tissus… Une déclinaison jouissive de couleurs, de plans plus beaux les uns que les autres, toujours accompagnés d’une musique choisie sur mesure.
Finalement, le film se construit, se défait et se fantasme, perdus dans les temporalités et les sentiments, il nous renvoie à nos propres sentiments, à nos propres histoires, ce à quoi elles auraient pu ressembler, jusqu’à en perdre le fil. Entrer dans la salle pour voir 2046, c’est s’embarquer dans train qui nous entraîne vers un inconnu. Comme la plupart des personnes ayant embarqué dans ce train, je fais partie de celles qui ne sont jamais revenues de ce pays inconnu que restera 2046.
As Tears Go By par Laurine Labourier
Deux petites frappes rackettent les bandits du quartier dans un Hong-Kong illuminé par les néons. Ah Wha et Fly, dignes héritiers de la Nouvelle Vague japonaise (On pense aux Contes Cruels de la jeunesse d’Oshima et à ses héros aussi séduisants que violents et désabusés) et de l’American Graffiti de Georges Lukas, courent les rues de la ville, la caméra tremblant à leurs côtés. Avec As Tears Go By, présenté en Semaine de la Critique à Cannes en 1989, Wong Kar-wai inaugure un cinéma de la course-poursuite, où les corps comme la caméra sont en perpétuel mouvement. Un flou sauvage qu’il viendra contredire des années plus tard avec le très maîtrisé In The Mood for Love où chaque plan semble se dérouler avec la régularité d’une partition.
Il se dégage un charme fou de ce premier film de Wong Kar-wai, première collaboration avec Maggie Cheung, alors toute jeune, à des millénaires de la sophistiquée Mme Chan d’In The Mood For Love. Ici elle est la discrète et mystérieuse cousine d’Ah Wha dont ce dernier va tomber amoureux, occasionnant une scène de baiser fougueux dans une cabine téléphonique et des batailles enfantines dans une chambre d’hôtel. Elle est celle vers qui le retour est possible lorsque les combats dégénèrent, le dernier visage aimé.
Bonus : Comme Wong Kar-wai n’est pas à un clin d’œil musical près, on trouve dans As Tears Go By une reprise hongkongaise merveilleusement kitsch de Take My Breath Away, tube emblématique du Top Gun de Tony Scott et dont l’auteur n’est autre que Giorgio Moroder. Le même Giorgio Moroder que le festival honorait cette année avec la projection de Midnight Express d’Alan Parker et de Metropolis de Lang, dont sa réorchestration disco fit scandale.
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Les Anges Déchus par Léa Lallemant
Les Anges Déchus est un film à voir comme à expérimenter. Wong Kar-wai nous met devant les yeux un objet particulier, qui rompt avec les traditions cinématographiques. Il y a d’abord cette approche du montage presque épileptique : le récit est en effet traversé par de multiples ellipses, changements de points de vue et reprises du fil narratif. On voudrait pouvoir capter l’instant décisif, s’arrêter sur un élément de la narration ; Wong Kar-wai nous propose plutôt de se laisser envahir par les images. On est bien face à un cinéma en perpétuel mouvement.
C’est dans cet espace flou que déambulent les personnages désabusés. Âmes errantes qui manquent toujours de peu de se rencontrer et qui font face à une solitude toujours plus envahissante. Chaque personnalité se distingue par ses contradictions et s’égare dans un Hong-Kong brumeux, hors du temps. Wong Kar-wai crée un objet filmique contemplatif, de l’ordre de la sensation. La musique envoûtante nous invite à bercer dans cette forme de somnambulisme que décline ce périple nocturne dans les rues hongkongaises. Les Anges Déchus invoque ainsi une réflexion sur quelques destins errants, contemplant leur propre vie avec mélancolie et s’intéressant sur le sens à y donner.
Anecdote sur In the Mood for Love par Jonathan Placide
Considéré comme le plus gros succès du cinéaste, In The Mood For Love restera à jamais dans ma mémoire. Pour vous expliquer cela, il va falloir que je revienne un peu sur les règles de cadrage au cinéma. Lorsque l’on cadre quelqu’un regardant vers la gauche de l’écran dans un film, on pose notre personnage sur le tiers droit de l’écran, et on laisse de l’espace devant son regard, c’est-à-dire sur le tiers gauche. Dans In The Mood For Love, lorsque Tony Leung et Maggie Cheung se rendent compte de l’infidélité de leurs conjoints respectifs, la caméra se déplace en travelling latéral pour déplacer l’espace censé être situé devant leur regard derrière celui-ci.
En d’autres termes, l’espace passe derrière leur crâne. Et cela arrive plusieurs fois dans le film. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’en subvertissant le cadre de la sorte, Wong Kar-Wai nous montre que l’important est dans le non-dit, à savoir ce que les personnages pensent (ce type de cadrage obligeant le spectateur à se focaliser sur le vide derrière leur tête). J’avais trouvé cela brillant à l’époque, bien que l’idée me semble venir d’un des plans les plus célèbres des Dents de la mer de Steven Spielberg (celui où Roy Scheider surveille la plage et n’écoute pas l’un des quidams qui lui parle). On retrouvera d’ailleurs le même principe de mise en scène dans Time and Tide de Tsui Hark quelques années plus tard, ainsi que dans Drive de Nicolas Winding Refn.