J’arrive dans les derniers dans la salle, les clowns sont déjà là, ils accueillent le public. Ils m’enlèvent mon bonnet, me dirigent vers une place. La salle est comble, et adultes comme enfants exultent déjà de voir les trois nez rouges bafouer les rapports traditionnels entre scène et salle.
La mécanique du trio
Pas un, pas deux, mais bien trois clowns. C’est beaucoup ! C’est presque trop de connerie sur un seul plateau ! Heureusement, le hangar des Subsistances est grand et laisse à chacun l’espace pour exprimer son univers. Les trois clowns, ce sont Piola, Fritz et Félix.
Félix, le clown français, aka Alain Reynaud, est le metteur en piste de ce joyeux trio. Il est le clownesque garant du « bon déroulement » d’un spectacle qui échoue sans cesse à commencer. C’est le plus « sérieux » des trois, en quelque sorte l’aîné de cette drôle de fratrie. Félix Tampon est le clown grand-frère, le « responsable » qui essaie d’exercer son autorité. Il est aussi celui qui, le plus, apporte une touche de poésie dans ce spectacle. Il n’est pas le plus drôle, mais sans aucun doute le plus touchant.
Fritz, clown allemand, aka Heinzi Lorenzen, et Piola, clown argentin, aka Gabriel Chamé Buendia, sont quant à eux les « petits frères ». Ceux qui foutent un bordel monstrueux dans le théâtre. Fritz est un genre de gros bébé explosif. Piola est plutôt un malin perturbateur saupoudré de lubricité. Chacun possède son univers propre, c’est certain. Néanmoins, on sent vite se dessiner entre eux une complicité de la bêtise. Volontairement ou involontairement selon les numéros, ils sont les heureux saboteurs du spectacle.
Ces trois-là ensemble mettent en place une dynamique qui fonctionne très bien. Très clairement, ce trio a réjoui petits et grands dans la salle.
Une recette simple et efficace
Ces trois clowns ont chacun un parcours riche, qui s’est construit sans les deux autres. À ce titre, le trio est un vrai challenge. Rassembler trois fortes personnalités de clowns, c’est un gros travail. Alain Simon, le metteur en scène des trois compères, a opté pour une méthode simple et efficace. Pour peu qu’on s’y connaisse un minimum en clowns, on voit vite se dessiner les ressorts de cette recette qui s’appuie sur les classiques.
Un choix probant, parce qu’il fonctionne. Sans doute fonctionnera-t-il toujours d’ailleurs ! Ramener ces trois grands clowns aux fondamentaux de leur art, c’est un pari qui ne pouvait que réussir. De sorte que ce spectacle n’est pas d’une originalité folle. Il fait appel à ce que nous connaissons et à ce que nous attendons du clown. Non sans certaines surprises par moment, mais dans l’ensemble, on a simplement à faire à trois praticiens du clown « classique ». Les chutes, les claques, les malentendus, il y a plein de petites choses qui ont un goût de déjà vu. Pourtant, c’est un goût dont on ne se lasse pas. Un goût auquel on revient parce qu’il satisfait inéluctablement les papilles.
De la joie de la subversion
Le parcours dans le spectacle est, de fait, agréable. Malgré toute notre connaissance du clown, on parvient à être surpris. Parce que c’est la tâche du clown, et parce que le public réclame d’être à nouveau un enfant de cinq ans, et se prend au jeu. Le plus jubilant dans tout ça, ce sont les inversions de rôles, les subversions. On sait que c’est tout l’art du clown, et on le supplie presque de bafouer les codes que nous connaissons.
Fritz et Piola particulièrement excellent en la matière : c’est leur place dans le trio. Il n’y a aucune frontière pour eux entre la scène et la salle – tandis que Félix est plutôt le garant des limites. Ou, du moins, essaie-t-il de l’être. Fritz et Piola envahissent le public : ils lui font porter des accessoires, s’assoient sur vos genoux, vous arrosent, vous embrassent. Ils sont les chauffeurs de salle, par cette complicité qu’ils tissent avec nous dans le dos de Félix. Ensemble ils grimpent au milieu du public par les sièges. Ils embarquent le public dans leur folie, et bien entendu, le public suit.
Le public suit tellement que c’en est presque trop ! À son tour, la salle devient clownesque. Adultes comme enfants sont intenables. La salle est extrêmement chaleureuse envers ce trio : les réactions sont spontanées et bruyantes. Rires, huées, applaudissements, appels du pied. Dans les moments où les clowns prenaient à parti le public, la salle était parfois à la limite de la dérive ! C’était en somme un joyeux bordel, qui a rencontré un franc succès. Des applaudissements tonitruants ont récompensé les trois artistes.
Poésie de l’inversion
La subversion est au rendez-vous aussi quand les rôles du trio s’inversent. Ce sont personnellement les moments que j’ai préférés parce qu’ils créaient comme une respiration. Ils nous offraient la possibilité pour quelques moments suspendus de voir une autre facette du clown, avant de retourner dans la mécanique infernale du trio. Félix perdant sa place de décideur est d’une beauté poétique très touchante. On voit le clown s’abandonner, libérer sa naïveté. Inversement, Piola ou Fritz prenant le pouvoir déclenchent de nouveaux ressorts comiques. Chez Fritz se dévoile soudain une autorité terrassante, chez Piola un goût du show presque exhibitionniste.
On passe un excellent moment en leur compagnie. La seule tâche au tableau : quelques longueurs par moments, et l’envie que l’enchaînement des numéros soient plus fluides. J’aurais aimé être moins consciente des ressorts du spectacle et plus happée par la magie clownesque. Néanmoins, je suis totalement tombée amoureuse des trois clowns de cinquante ans, et ça n’arrive pas tous les jours. Un spectacle à voir, et trois clowns à suivre de près…