Il semble n’y avoir aucun point commun entre Les Arcanes Sybarites, la création originale du CLAP, une pièce semi-improvisée inspirée par l’univers steampunk, et Le Soulier de Satin, l’illustre texte de Paul Claudel revisité par le Collectif X. Et pourtant, ces deux pièces partagent la même particularité : celle de se jouer en plusieurs « épisodes » successifs. Cette singularité constitue un véritable enjeu théâtral, car le découpage novateur d’une intrigue bouleverse les codes du genre, de la démarche artistique au rapport du spectateur envers le Théâtre (et vice-versa). Alors même que le Théâtre « en épisodes » est un genre très inhabituel, c’est pourtant la forme qu’ont adoptée deux pièces très différentes créées à la même période à Lyon ; ferions-nous face à une nouvelle tendance ?
Les Arcanes Sybarites
Un dirigeable, des engrenages et de la vapeur… pour les amateurs, ces éléments évoquent instantanément l’univers « steampunk » ! Petite mise au point pour les non-initiés : le steampunk c’est d’abord un genre littéraire qui s’est exporté avec un succès grandissant à de nombreux autres arts (stylisme, musique, dessins animés, jeux de société…), et qui, pour faire simple, situe son action dans un monde « rétro-futuriste » où les sources d’énergies les plus récentes n’ont jamais été découvertes. Le steampunk, c’est aussi un esthétisme distinctif, immédiatement identifiable.
Le CLAP (le Collectif Lyonnais d’Acteurs Polyvalents), créé en 2012, en est déjà à sa troisième série théâtrale, et, pour celle-ci, joliment baptisée Les Arcanes Sybarites, tente une incursion réussie dans l’univers steampunk. Cette série possède une autre particularité : celle d’être semi-improvisée. Concrètement, si les acteurs savent comment chaque scène doit s’achever, quels sont les éléments de l’intrigue et les enjeux dramatiques qui la composent, tous les dialogues sont improvisés par leurs soins (nous avions déjà évoqué l’improvisation théâtrale dans cet article). Tantôt comique, voire burlesque, tantôt très sombre, la troupe convoque chez le spectateur toute une palette d’émotions, avec, d’un point de vue très subjectif, une plus grande réussite dans le genre dramatique. Le choix de l’improvisation entraine toutefois une conséquence importante, à savoir des représentations uniques. Ainsi, les cinq épisodes qui composent les Arcanes Sybarites ne sont représentés qu’une seule fois chacun au Théâtre des Asphodèles (Lyon 3ème), au rythme d’un par mois depuis février (2 épisodes sont donc encore à découvrir).
Qu’apporte le découpage en chapitres à cette pièce ? Je dirais bien que c’est ce qui fait sa plus grande force, mais ce ne serait pas rendre justice à toutes ses autres qualités. En premier lieu, soulignons un jeu d’acteur remarquable. On peut également apprécier un certain culot dans la mise en scène : « ils ne vont quand même pas vraiment pousser ce tabouret ? » me suis-je dit candidement avant la pendaison d’un des personnages sur scène (eh oui… petit un, j’avais prévenu que ce n’était pas qu’une pièce comique, et petit deux, l’avantage d’une représentation unique, c’est que pour une fois, je peux me permettre des spoilers). L’utilisation de la vidéo et la présence de musiciens en live couronnent le tout. Le morcellement de l’intrigue n’est cependant pas qu’une lubie anecdotique, elle sert parfaitement cette œuvre. Déjà, l’univers steampunk atypique et complexe qui sert de toile de fond à la pièce mérite vraiment que l’on s’y attarde pendant plusieurs heures. De plus, l’histoire peut se permettre de nombreux rebondissements, sans que ceux-ci semblent s’enchaîner de manière effrénée. Au contraire, certaines scènes ralentissent l’action et mettent l’accent sur des personnages dont le passé et le caractère s’étoffent de représentations en représentations, pour le plus grand plaisir du spectateur (et sans nul doute, des acteurs). Le découpage en épisodes n’est dans cette pièce pas seulement justifié, il constitue son essence même.
Le Soulier de Satin
Le Collectif X, une compagnie créée en 2013, originaire de la cité voisine mais néanmoins sympathique de Saint-Étienne, s’est attelé à la lourde tâche de mettre en scène la pièce de Paul Claudel, Le Soulier de Satin, sous-titré : le pire n’est pas toujours sûr. Si ce texte composé entre 1919 et 1924 par un académicien (par ailleurs frère de la sculptrice Camille Claudel) est unanimement salué pour ses qualités littéraires, il est pourtant très peu adapté au théâtre. La raison en est simple ; mis en scène, il nécessite environ 11h de représentations ! Il fut quelques fois joué dans sa version intégrale, notamment mis en scène par Olivier Py, à Paris, dans les années 2000. Autant dire que le Collectif X s’est attaqué ici à quelque chose d’énorme. Un moyen de représenter la pièce sans se sentir obligé de fournir aux acteurs et aux spectateurs un rail de coke pour qu’ils tiennent la durée peut être celui du morcellement en épisodes. Quatre précisément. Ce chiffre n’a pas été choisi au hasard, pour répondre à un quelconque découpage horaire équitable, par exemple. Non, dans la tradition du Siècle d’or espagnol, Paul Claudel partage lui-même son œuvre en quatre « journées ». Finalement, la démarche artistique peut se targuer d’une certaine fidélité à l’esprit originel de la pièce.
De plus, le Collectif X, accueilli par le Théâtre du Point du Jour (Lyon 5ème) peut également respecter, par ce découpage, l’esprit du « Théâtre Permanent ». Le Théâtre Permanent est un concept audacieux élaboré par le directeur du Théâtre du Point du Jour depuis 2013, Gwenaël Morin, représentant d’un théâtre qui ne s’arrête jamais de vivre et de respirer le travail artistique, à toute heure de la journée, qui met en tension la temporalité habituelle d’une création théâtrale et qui dépouille sa mise en scène au profit du jeu et du texte. Ainsi, de janvier à avril, chaque « journée » du Soulier de Satin se sont succédé de mois en mois après avoir été jouée chaque soir. Les matinées étaient ouvertes au public pour participer avec les acteurs à des « ateliers de transmission » dans lesquels jeu et réflexion autour de la pièce étaient de mise, dans une sorte d’ébullition permanente.
Nous venons de le voir, Les Arcanes Sybarites et Le Soulier de Satin sont toutes deux des pièces qui ont fait le choix original du découpage « en épisodes », pour des raisons très différentes et qui leurs sont propres. Au-delà de ces exemples singuliers, peut-on imaginer que cette forme théâtrale se démocratise ? Que serait-elle susceptible d’apporter au Théâtre ?
Quelques éléments de définition
Pour désigner le découpage théâtral d’une œuvre, aucun terme n’arrive à remporter tous les suffrages. Le Collectif X parle d »épisodes » et de « journées », alors que la série du CLAP a opté pour des « chapitres ». Des mots différents pour distinguer différentes réalités ? Si, étymologiquement, « épisode » est une formule assez neutre, on peut difficilement s’empêcher de l’associer aux séries télévisées. Le terme de « chapitres » est, lui, très fortement associé à la littérature. C’est un choix assumé par les auteurs des Arcanes Sybarites, qui citent volontiers Jules Verne. Mais en définitive, si certains termes sont préférés à d’autres en fonction des penchants artistiques de chacun, ils ne semblent pas, en eux-mêmes, dénoter une réelle différence. « Épisodes » reste donc consensuel, bien que « fragments » pourrait constituer une alternative sémantique intéressante.
Au-delà d’une question de dénomination, ce Théâtre « fragmenté » appelle une démarche artistique atypique. Habituellement, quand un acteur se glisse dans la peau de son personnage, il rejoue peu ou peu la même partition à chaque représentation, puisqu’il s’agit de recommencer encore et encore la même histoire. Dans le cas d’une pièce en plusieurs épisodes, le personnage – ses émotions, sa personnalité… évoluent au fur à et mesure de l’avancement du projet, parfois sur plusieurs mois. Le travail de l’acteur prend une autre ampleur. Dans le cas d’une création originale comme celle du CLAP, l’écriture dramaturgique fait également face à ce nouveau défi. Comme nous l’avons évoqué, les personnages ont un potentiel d’évolution considérable, certains peuvent disparaître en cours de route à être remplacés. L’intrigue peut, elle, subir des rebondissements en cascade, en veillant à ménager un suspens convenablement dosé à chaque fin d’épisode. En somme, les possibilités scénaristiques s’en trouvent démultipliées. Un travail de longue haleine qui, s’il est aussi réussi que le spectacle proposé par Les Arcanes Sybarites, peut se révéler réellement passionnant.
Temps – Lieu – (moteur) Action !
Les trois célèbres unités du Théâtre classique, scrupuleusement respectées avant d’être détournées, jetées aux oubliettes, puis réinventez au fil des siècles, fournissent habituellement une mise en abîme intéressante de l’expérience du spectateur. En effet, jusqu’ici, l’usage voulait que ce dernier se rende, le temps d’une soirée, dans un théâtre, pour assister à une pièce. Hors contexte, cette phrase peut paraître d’une banalité affligeante. Mais comme les règles deviennent intéressantes à partir du moment où l’on peut les enfreindre, le Théâtre « fragmenté » vient insuffler un vent de nouveauté même là ou cela paraissait improbable. L’époque où le spectacle ne durait que deux heures avant de prendre fin est peut-être en passe d’être révolue. Dorénavant, l’action se déploie dans différents épisodes, sur plusieurs semaines, et il faudra que le spectateur revienne, qu’il se déplace à nouveau, et tant pis pour les règles de temps et d’action. Certes, pour l’instant, je vous l’accorde, les pièces épisodiques se jouent encore au sein du même théâtre, mais l’on pourrait très bien les imaginer sous forme itinérante, comme cela se fait déjà pour des pièces plus classiques, ce qui parachèverait alors cette déconstruction des codes tacites entre le spectateur et l’expérience théâtrale telle qu’il la connait aujourd’hui.
« Money, Money, Money… «
Si le Théâtre « en épisodes » se révèle aussi passionnant, tant pour les personnes assises devant le rideau que pour celles qui s’activent derrière, pourquoi cette forme se fait-elle encore si rare ? Peut-être parce que le Théâtre, ce n’est pas seulement l’univers merveilleux dans lequel vous plongez quand le rideau s’ouvre. Pour que l’imaginaire puisse un jour se déployer, il faut d’abord s’accommoder d’une réalité concrète, et parfois âpre. Nous en parlons peu dans les colonnes des journaux, pourtant, l’argent dans ce microcosme aussi, tient une place décisive. Décors, costumes, mise en scène, texte, location de la salle, metteur en scène, acteurs… tout cela a bien évidemment un coût, que les éventuelles subventions, quand elles existent, ne sauront jamais intégralement couvrir. Sachez d’ailleurs que c’est cette différence comptable qui détermine le prix de la place pour le public. Et c’est en général ici que se dresse la frontière entre Théâtre amateur et Théâtre professionnel. Si le premier se satisfait déjà de finir un spectacle à l’équilibre budgétaire, le second, pour faire vivre décemment tous ceux qui participent au projet, doit générer du profit (non, ce mot n’est pas une insulte). Or, le Théâtre « fragmenté » est une aventure risquée.
N’importe quel découpage en épisode implique, comme pour une série TV, une certaine fidélisation du public. Les personnes qui se sont déplacées pour la première (ou qui se sont laissés séduire par le pilote, pour filer la métaphore) vont-elles revenir ? Car si votre public s’amenuise au fur et à mesure des représentations (comme la courbe d’audience), le projet n’a que peu de chances d’être économiquement viable sur le long terme. D’autant qu’il est plus facile de regarder une série tranquillement assis sur son canapé que de se déplacer sous la pluie et dans le froid pour aller au théâtre. Or, comme la plupart d’entre nous n’apprécient pas forcément de prendre quelque chose en cours de route, on imagine la courbe des spectateurs descendre naturellement au fil des représentations plutôt que l’inverse. L’enjeu est alors double : il faut faire en sorte que les premiers spectateurs reviennent, et si possible, que de nouveaux curieux puissent attraper le wagon en marche. On comprend que ce modèle puisse rendre frileux les producteurs. Pourtant, des idées pour palier à ce problème, il en existe…
« Quand on a pas de pétrole… »
Face à cette difficulté de la fidélisation du public à une série théâtrale, chacun trouve une solution en fonction de sa sensibilité artistique. Reprenons nos exemples. Du coté du collectif CLAP, qui compte en ses rangs des artistes polyvalents de la scène et de l’audiovisuel, le public prend connaissance avant chaque nouveau chapitre d’un résumé du précédent, sous la forme d’une vidéo qui lui est projetée (les résumés antérieurs sont disponibles sur les réseaux sociaux). On sent cependant ici une vraie inspiration des séries télévisées et de leurs « previously…« . Le résultat est, en soi, une perle artistique qui permet une véritable immersion dans l’ambiance singulière de cet univers, cependant, il ne faut pas vous attendre à un résumé exhaustif, ce qui peut être dommageable. Le Collectif X, quant à lui, a développé une toute autre approche, dans la lignée du « Théâtre Permanent » chère au Théâtre du Point du Jour. Lorsque vous pénétrez dans l’espace de représentation, qui, jusqu’au dernier moment, se trouve être un espace ouvert d’accueil et d’échanges, vous trouvez sur de grands panneaux le schéma actantiel de chaque « journée ». Sur ces grands panneaux sont donc figurés les personnages (assorti d’une photographie de l’acteur qui l’incarne) et les liens qui les unissent entre eux. Ce sont les acteurs de la troupe qui se proposent avant le début de la représentation de vous faire un résumé complet de l’histoire. Le procédé est un peu artisanal, mais plus chaleureux. Ces différentes solutions ont leurs qualités et leurs manques, mais, et c’est fort appréciable, toutes deux sont héritées d’une authentique réflexion qui s’inscrit dans un processus créatif propre.
Faire revenir un spectateur, c’est aussi tout bêtement penser à lui rappeler la date de l’épisode suivant, et trouver un moyen de l’appâter. Le CLAP propose lui carrément des vidéos teasing des chapitres à venir des Arcanes Sybarites. Et le résultat est encore une fois très efficace. Mais je crois que vous avez déjà compris que si l’envie vous prend d’aller assister aux prochains épisodes de cette série (pensez à réserver !), vous risquez fort de me croiser dans la salle, alors je vais plutôt laisser la parole aux principaux intéressés, avec, en guise de démonstration, le teasing du prochain épisode :
Seriez-vous prêts à suivre une nouvelle série… au théâtre ?
Il est sans aucun doute encore trop tôt pour prédire l’essor d’un théâtre « fragmenté » à un niveau global, alors même que sur une échelle locale, la mayonnaise tarde à prendre, peut-être pour les raisons évoquées plus haut, ou peut-être parce que l’idée n’était pas encore parvenue à l’oreille d’un plus grand nombre. La demande créant l’offre, à vous de vous exprimer, seriez-vous prêts à suivre une nouvelle série… au théâtre ?
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- Les Arcanes Sybarites – Chapitre 4 : Imperium Sin Fine, Lundi 11 Mai 2015, au Théâtre des Asphodèles. Toutes les informations sur la page facebook de la série et sur le site internet du CLAP.
- Retrouvez les projets du Collectif X sur leur site internet : collectifx.com