Michel Pastoureau, historien médiéviste spécialiste de la symbolique des couleurs, a donné une conférence à la librairie Passages. Après Noir, Bleu ou Vert, il y présentait son dernier ouvrage dédié à la couleur rouge. Rouge, Histoire d’une couleur s’intéresse à celle qui est longtemps restée la couleur « par excellence », la première maîtrisée par l’homme.
Michel Pastoureau, histoire d’un passionné de la couleur
Chez Pastoureau, l’intérêt pour les couleurs remonte à la petite enfance. Sa famille comptait plusieurs artistes peintres, et il raconte avec nostalgie ses bêtises dans les ateliers. Il mentionne un goût ancien pour les couleurs qui l’a toujours accompagné. Alors qu’il est étudiant, personne (ou presque) dans les sciences humaines ne parle de couleurs. Le médiéviste va jusqu’à évoquer « une histoire sans couleurs ». Aujourd’hui encore, elles restent les grandes absentes de l’Histoire de l’art et de la peinture. Souvent l’idée demeure que les couleurs « trichent et trompent ». D’autant qu’avant d’avoir recours à l’électricité, aucune d’entre elles n’est véritablement fixée. Éclairer une grande surface de manière uniforme relève de l’impossible. Le musée lui-même trahit les couleurs, sans omettre qu’elles ne sont pas photographiables, et en cela difficilement saisissables. La couleur garde une réputation de « frivole ».
Travail d’historien, historien des couleurs
Ce qui intéresse Michel Pastoureau, c’est avant tout l’histoire de la couleur envisagée à travers le prisme de la société. L’histoire de la couleur ne doit pas se cantonner à l’histoire de l’art, mais se fonder sur des terrains documentaires variés. Le problème de la couleur est d’abord un problème de société en Europe Occidentale. L’historien souligne que la tâche qui se présente à lui est ardue. Il lui faut réaliser un travail de fond sur des périodes qu’il maîtrise plus ou moins bien. « J’ai quelques trous dans ma chronologie », confie-t-il. « Pour le 17e siècle, par exemple, je manque de flair ». Il y a davantage de travail à accomplir en amont.
Le rouge, première couleur maîtrisée par l’homme ; l’a été en peinture dès le paléolithique et en teinture dès le néolithique. Pourtant dans nos sociétés contemporaines, cette couleur serait en recul, victime, dès le 16e siècle, de la concurrence du bleu. « Dans la rue, ce sont les panneaux, quelques voitures qui sont rouges. » Le rouge se fait plus discret qu’autrefois. Il s’agit d’une couleur majeure, souvent décrite comme la couleur « par excellence ». Elle n’est pourtant que rarement la couleur préférée. Pastoureau souligne qu’elle n’est pas omniprésente dans une vie quotidienne d’aspect gris foncé. « Regardez autour de vous dans le bus, plus que le noir c’est le gris foncé qui domine », affirme-t-il.
Une vraie richesse lexicale
Les termes utilisés par les Romains pour décrire les nuances de rouge sont bien plus nombreux que ceux dédiés aux autres couleurs. D’après l’auteur de Rouge, Histoire d’une couleur, l’histoire des mots est primordiale pour comprendre les couleurs. Il souligne, « c’est pour la commodité de l’exposé que j’ai choisi la monographie ». En effet, s’intéresser à chaque couleur individuellement, et aux éléments de langage qui s’y rapportent, a son intérêt. La langue reflète bien cette primauté du rouge. Il y a des termes forts pour dire « rouge ». On observe chez Pastoureau un souci de les différencier, de les nommer. Fin 17e et au 18e siècle, dans les langues française et allemande, « rouge » peut être employé pour dire « très ». C’est la force, la fonction superlative de la couleur qui est soulignée.
La force symbolique du rouge
La Bible pour la culture occidentale, et surtout pour le Moyen-Âge, est une autorité. Le texte est constamment modifié. D’après Michel Pastoureau, la Bible (dans ses versions récentes) aurait tendance à se colorer de plus en plus. D’abord le rouge, puis le noir et le blanc viennent constituer un trio primitif. Un trio qui a pris le pas sur les autres couleurs. Jaune et vert sont rares dans la Bible, le bleu est absent. Il est difficile de déterminer si c’est la société qui influe sur la symbolique de la couleur ou l’inverse. D’autres aspects entrent en compte pour évaluer la place occupée par la couleur dans la société.
Le rouge est aussi une couleur largement discriminée. Michel Pastoureau évoque les cheveux roux. En effet, ils sont historiquement perçus comme un mélange de « mauvais jaune » et de « mauvais rouge ». Certaines couleurs et nuances de couleurs ont mauvaise réputation. Le roux associerait les mauvais aspects des deux couleurs dans leur fusion. Mettre en scène un personnage roux et/ou avec des vêtements roux, c’est désigner le traître, le félon, Judas. Avant l’époque romantique, où la femme rousse devient finalement séduisante, elle est plutôt considérée comme une prostituée ou une sorcière.
Économie de la couleur
La cherté des produits entre en compte dans l’histoire de la couleur. L’économie de la couleur explique l’utilisation de certains pigments plutôt que d’autres en peinture par exemple. Le lapis lazuli, au 15e, coûte presque aussi cher que l’or. Dans les contrats passés avec le commanditaire d’une œuvre, il est ainsi précisé que ce dernier qui devra fournir la couleur. Un élément majeur du tableau (l’habit de la vierge par exemple) pourra être peint avec un pigment très cher ; le reste, les éléments secondaires, avec un pigment moins onéreux. Pourtant les différences entre pigments restent presque indiscernables. Pour Pastoureau, le regard « n’épuise pas la couleur ».
Ce sont des analyses scientifiques qui permettent d’identifier la composition des tableaux et la répartition des pigments. Suivant cette même logique, on peut parler de bon et mauvais rouge. Le mauvais rouge sera utilisé pour les représentations du diable. Les analyses de pigments en laboratoire montrent que dès lors qu’il s’agit de représenter « du mauvais sang » (par opposition au sang pur du Christ), le diable ou les flammes de l’enfer, une résine est utilisée. Pendant très longtemps, ce n’est pas le talent de l’artiste qui est recherché, mais le matériau, l’éclat.
La légende voulait que le « mauvais sang » soit ce rouge obtenu à partir du sang du dragon, éventré par le vertueux éléphant. L’éléphant et le dragon symbolisent en effet le combat du bien contre le mal.
« Toutes les couleurs sont ambivalentes » pour Michel Pastoureau. Il y a les bons et les mauvais aspects de la couleur. Le rouge, plus encore que toutes les autres, est source d’antagonismes. Il peut évoquer le pouvoir, la gloire, la joie, mais aussi le danger, le péché ou l’interdiction. Les prostituées aux 17e devaient porter une pièce de vêtement rouge. Les maisons-closes arboraient un panneau rouge, puis une lanterne rouge au 19e. Pastoureau souligne toutefois que l’amour, en particulier, peut être représenté à travers toutes les couleurs (le bleu amour fidèle, le rouge amour charnel, etc). Enfin, de la même manière, le feu n’est jamais rouge pour de vrai, mais l’est conventionnellement.
Toute la symbolique du rouge a été construite autour de 4 pôles :
- rouge pur : sang du christ
- mauvais rouge : sang des crimes de sang
- bon rouge feu : salvateur
- mauvais rouge des flammes de l’enfer qui brûlent sans éclairer
Dans l’histoire des couleurs, les grands réformateurs protestants ont joué un rôle majeur. Ils rejettent notamment les couleurs vives et distinguent couleurs honnêtes et déshonnêtes.
- Noir, gris, blanc bleu : couleurs honnêtes
- Vert, jaune, rouge : couleurs déshonnêtes
À Genève à l’époque de Calvin, être en rouge c’est risquer le bûcher. La couleur est vécue comme une offense à Dieu. Rembrandt, peintre calviniste, possède ainsi une palette très neutre. La contre réforme catholique, elle aussi, reprend les valeurs protestantes. Les objets de consommation courante, comme les premiers appareils ménagers sont noirs, gris, blancs. Les voitures constituent un exemple assez probant. Ford, grand puritain, ne veut vendre que des voitures noires. Quant au cinéma, il était techniquement prêt avant la première guerre mondiale. C’est toutefois pour des raisons budgétaires, mais aussi morales, qu’il faut attendre les années 1930 pour y voir de la couleur. À côté des problèmes économiques, les problématiques morales, sociales et religieuses sont primordiales.
Approche contemporaine
C’est finalement avec le colonialisme que la question de la couleur de la peau intervient au sein de systèmes d’acceptation et de rejet. Sous l’Ancien Régime en Europe, il faut avoir la peau la plus claire possible pour ne pas ressembler à un paysan. On va jusqu’à manger des pastilles d’arsenic pour se blanchir autant que possible. Ce système se renverse alors que les ouvriers commencent à vivre en intérieur tandis que les vacances en bord de mer se développent. Il faut alors être coloré. Michel Pastoureau indique que ce système s’inverse et se renverse régulièrement. Il parle de « mouvements de balancier dans les systèmes de valeurs ».
Notre appréciation d’une couleur semble bien découler d’une histoire riche. Elle se fonde sur des systèmes de valeurs mouvants. Sa popularité est sujette à de nombreuses variations. Les goûts et les couleurs dirait-on…