Ne résistant pas à l’influence des discours de candidats américains ou français, un peu de storytelling aujourd’hui. J’ai passé quelques jours de mes vacances à Berlin, et j’en ai profité pour aller voir une pièce à la Schaubühne : Fear, de Falk Richter. C’est l’occasion de réfléchir sur quelques différences culturelles dans les pratiques de théâtre, et sur les opportunités que nous offre la capitale des Gaules pour aller explorer hors des sentiers battus.
Richter, c’est un artiste que j’affectionne beaucoup depuis que j’ai vu son spectacle Rausch à Avignon en 2013. Je me retrouve beaucoup dans les sujets qu’il aborde, dans sa vision du monde. Il parle indéniablement depuis le point de vue de notre génération. Alors que Rausch avait été une claque plutôt esthétique, Fear a été l’occasion d’une claque politique, au sens large du terme. La pièce explore le climat de peur toujours plus important en Europe, auquel s’accrochent notamment les partis d’extrême-droite et les extrémismes religieux. Or les responsables politiques des partis et associations en question sont pointés du doigt sans équivoque. On projette leur photo (on a pu apercevoir celle de M. Le Pen), on parodie leurs discours. On va jusqu’à les mettre en scène dans des situations absurdes mais grinçantes.
Avec les amis qui m’accompagnaient, on s’est demandé si l’on pouvait trouver l’équivalent en France. Et le verbe « pouvait » est ici à comprendre dans les deux sens : si cela existe, déjà, mais aussi si, pour simplifier, cela serait autorisé, aussi bien juridiquement que culturellement. Les cadres culturels qui entourent les productions artistiques ne sont pas immuables. Ils se définissent différemment dans l’espace et dans le temps.
Or le type de prise en main directe de l’actualité politique par le théâtre que revendique F. Richter, je ne l’ai vue qu’une seule autre fois. C’était chez Tatiana Frolova avec le théâtre KnAM, venu de l’extrémité de la Russie orientale à trois reprises à l’invitation du festival Sens Interdits à Lyon (Arlyo vous en avait déjà parlé ici).
Du théâtre engagé ?
Si l’on cherche à retrouver, en France, les types de spectacles qui prennent en compte les événements de l’actualité brûlante, les personnalités politiques en présence, il faut se tourner vers les humoristes. Comme s’il était nécessaire, en France, de spécifier tout à fait clairement que la satire fait preuve d’humour.
Comme si, au théâtre, on ne pouvait se permettre d’esthétiser et de prendre en charge l’actualité, de peur que cela ne soit pas explicite. De peur que cela soit trop subversif, pour employer un mot dont le succès ne se dément pas. Dans les écritures théâtrales contemporaines, on trouve pourtant quelques plumes qui s’y essayent. M. Vinaver se trouve au premier rang de ces dramaturges, avec une pièce comme 11 septembre 2001, publiée moins de six mois après les événements.
Pourtant, on n’y trouve pas réellement de posture militante. Ce n’est pas un défaut : l’entreprise est toute autre. C’est celle d’une reconstruction esthétique de l’événement et des voix qui le composent et gravitent autour. La question première est celle de l’interrogation, de la complexité, de l’exploration neutre. Chez F. Richter, il est question de dénonciation tout autant que d’analyse. Des choix sont faits, critiquables peut-être, mais assumés.
Il faut marquer là une différence entre cette posture et celle des spectacles engagés. Bien sûr, les scènes françaises regorgent de pièces et de mises en scène engagées. Elles défendent des idées, des valeurs, que l’on peut tout à fait relier à des débats et problématiques actuels. Toutefois, la différence se trouve dans le passage de l’implicite vers l’explicite, dans le changement de nature de la fable qui est au cœur de la pièce.
Une pudeur française ?
Ces configurations culturelles semblent intéressantes à confronter. Peut-être faut-il relier l’occurrence d’un tel rapport à la scène dans ces deux pays (l’Allemagne et la Russie) à leur histoire récente ou à leur contexte politique. On peut en tout cas se permettre quelques hypothèses. Comme le rappelle F. Richter [su_tooltip style= »tipsy » position= »north » shadow= »yes » rounded= »yes » size= »1″ content= »In einem Land, das von vielen als freies, offenes, vielfältiges Land im Aufbruch gesehen wird, grassiert die Angst. Angst vor dem Fremden, Angst davor, auszusterben, sich abzuschaffen, überfremdet zu werden; von Politik und Medien belogen und im Stich gelassen zu werden. Angst davor, von Minderheiten, die gleiche Rechte fordern, terrorisiert zu werden, eigene Privilegien zu verlieren. »]dans la présentation de son spectacle*[/su_tooltip], nous avons peut-être trop tendance à croire que nous ne pouvons faire les mêmes erreurs. Or le modèle que semble représenter l’Allemagne aux yeux de la communauté européenne invite à croire que la remontée des extrémismes ne pourrait y avoir lieu. Or, le constat de l’auteur va contre cette idée, d’où la nécessité de l’exprimer sans détour.
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De même en Russie, le contexte d’endormissement global de la conscience politique des citoyens, selon les mots de T. Frolova, rend nécessaire l’abandon du détour par la fiction. Autant les spectateurs sont capables de déceler d’autres sens derrière la fiction, autant ils peuvent se résoudre à ne pas le faire et à se contenter du plaisir des histoires. D’où, là aussi, la nécessité de parler de façon explicite.
En France, on taxerait peut-être de moralisateur ou d’infantilisant de tels spectacles. On en appelle au bon sens du spectateur qui sait faire les liens, et c’est vrai. Mais peut-être est-ce là une pudeur qui montre bien que les conventions et la peur du scandale atténuent la liberté de création. L’idée peut paraître forte, il faut prendre en compte l’enracinement des pratiques culturelles et de leurs limites implicites.
Deux écoles opposées ?
On serait vite tenté de mettre en conflit deux formes ou deux esthétiques. Il y aurait celle du détour par la fiction, et celle de la prise en charge directe de l’actualité. Chez F. Richter ou chez T. Frolova, le quatrième mur n’est pas remis en cause. Il n’a pas de sens, tout simplement. Les comédiens sont là pour partager avec les spectateurs. Pas d’histoire à proprement parler, même au sens très large, mais plutôt un sujet développé, décliné pendant toute la pièce.
Brecht lui-même, ayant pourtant théorisé et mis en pratique de diverses manière la rupture du quatrième mur, pensait le détour par la fable plus profitable. Ce n’est que dans l’urgence de faire réagir au plus vite les spectateurs qu’il créa, au milieu des années 1930, Grand Peur et misère du IIIe Reich. La pièce, à rebours des pratiques habituelles du dramaturge et metteur en scène allemand, présentait effectivement l’actualité sans détour.
Ainsi, peut-être serait-il erroné de vouloir catégoriser les pratiques théâtrales, de les réduire à des choix manichéens. Tout est aussi question de contexte, et la création ne peut alors être détachée de son sens pragmatique.
Changer de perspective
Comme toute œuvre pourtant, une représentation théâtrale peut évidemment prendre sens dans un contexte tout différent de l’original. C’est précisément ce déplacement géographique, historique, culturel, qui est bénéfique. Et cela, tant pour les spectateurs que pour les créateurs. Découvrir les autres formes, les autres façons de faire du théâtre, de le penser est une richesse. Être émerveillé, comme je le fus en Allemagne, par un processus théâtral que je n’aurais pas pensé possible, voilà qui rend l’art vivant et l’ancre dans une fertilité nécessaire.
Mais à moins de pouvoir se déplacer très régulièrement à l’étranger, on est vite à bout de solutions pour aller à la rencontre de ces écritures, de ces pratiques scéniques renversantes. Rien ne nous oblige à les trouver renversantes, d’ailleurs. Tout du moins peut-on y trouver une remise en cause profitable de notre regard.
À Lyon, nous avons la chance de pouvoir participer tous les deux ans à Sens Interdits, mentionné plus haut. Un thème permet de rendre cohérente chaque édition du festival, et d’assister à de nombreux débats stimulants en lien avec les spectacles. Mais justement, c’est l’occasion d’un grand bol d’air artistique. On y assiste à des spectacles venus du monde entier. S’y trouvent des formes et des textes très différents les uns des autres, différents de ce que l’on connaît. On espère vivement que l’édition 2017 pourra se dérouler sans problème, maintenant que l’association Sens Interdits a gagné son indépendance, après que le festival a été lancé en 2009 par le Théâtre des Célestins.
Allez donc voir…
On ne résiste pas à vous signaler plusieurs spectacles en lien avec le festival. Acceso, de Pablo Larrain et Roberto Farias, a remporté un franc succès pour l’édition 2015, et revient au Théâtre des Célestins du 8 au 19 novembre. Abdelwaheb Sefsaf, présent lui aussi pendant l’édition 2015, présente au théâtre de la Croix-Rousse son nouveau spectacle, Murs, du 15 au 19 novembre. T. Frolova et le théâtre KnAM devraient eux aussi revenir en France au cours de l’année 2016-2017, et nous ne manquerons pas de vous tenir au courant dès que possible.
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