À l’occasion de la dix-septième Biennale de la Danse, le chorégraphe Alain Platel s’invite à Lyon avec sa nouvelle création, Nicht Schlafen, portée par neuf danseurs aux personnalités chorégraphiques uniques. Un plongeon dans l’univers des hommes…
La danse… En voilà une discipline complexe à décrypter, à comprendre, voire parfois, à ressentir. Tel est mon cas : en toute honnêteté, j’ai toujours préféré les mots au corps. Le mouvement tente de toucher les sens les plus subtils, parfois de façon très frontale, parfois simplement dans la nuance des répétitions, dans les respirations des danseurs, dans les notions floues comme la théâtralité… sans jamais m’atteindre. Je dois être un ovni capricieux, puisque la danse tend aujourd’hui, à toucher, à parler, à révolutionner les corps et la façon de les concevoir. Des types de danses se hissent contre les canons esthétiques et plus largement contre la conception du corps découlant du libéralisme. C’est un beau – que dis-je, un magnifique – projet qui, aujourd’hui, expérimente des chemins esthétiques variés.
Comment touche-t-on le sensible sans parler, sans écrire ? Comment trouver une voix sans mots ? La question peut paraître absurde : évidemment que l’on parle sans le mot. Bien sûr que nous pouvons pleurer devant une chorégraphie, être gêné devant des corps, ressentir l’empathie, le désir, le dégoût. Mais est-ce la danse, à proprement parler, qui provoque de telles émotions, ou le simple fait de se retrouver face à des corps uniques, teints de personnalités sans masque et sans personnage ? Est-ce, finalement, notre propre langage, nos mots silencieux provoqués par le geste, qui nous rendent sensibles face à la danse ?
Une conception de la danse… et du danseur
Interprètes uniques = corps uniques, donc… danses uniques ? Ne plus voir les interprètes comme des corps à images et à sentiments, mais comme des êtres créateurs de leurs propres gestuelles : c’est peut-être l’ambition d’Alain Platel, représentant international de la danse flamande à travers sa compagnie Les Ballets C de la B. Intéressé par les gestuelles à part, les mouvements des corps les plus fragiles, Platel centre son travail autour de la nouvelle figure créatrice du danseur. Notons qu’il a travaillé avec de jeunes gens handicapés : il connaît le corps de façon anatomique, voire médicale. Il faut désormais créer à partir du matériau brut : la chair, la sueur, l’incontrôlable soif de parole, la maladie parfois, et la musique… véritable tremplin du corps dans son propre univers.
Les neuf danseurs présents sur scène (huit hommes et une femme) incarnent (font ? vivent ?) amour, tendresse, guerre et apprivoisement. Les corps se tordent, se contorsionnent, se déchirent, se rhabillent, se font un tendre mal. La scène semble donner à voir une brève histoire de l’humanité, des origines animales à l’explosion des personnalités dans le mouvement harassant du monde. C’est justement ce déchaînement des personnalités qui donne à la démarche d’Alain Platel toute son intensité : ses danseurs ne sont plus ses danseurs, mais des êtres aux corps singulièrement différents. Sans soucis de sexe, de poids ou d’impression visuelle, ils sont amenés à maîtriser avec grâce et grotesque le plateau et ses composants.
Platel se moque de la symétrie, excuse d’un totalitarisme esthétique : il prend et retourne les codes de l’harmonie visuelle en exacerbant chaque personnalité gestuelle des interprètes. Ainsi, les mouvements se ressemblent, mais ne sont que des semblants les uns des autres. Ceux de celui-ci seront plus tendres, ceux-là d’à côté plus brutaux, les autres plus gracieux… et pourtant, l’harmonie est bien là. Comme les membres composants d’un même corps, les danseurs emportent avec leurs personnalités une image mouvante d’un seul être.
La multitude des influences
Le spectacle est pluriel : mouvements classiques détournés, influences africaines, chants, attitudes animales, univers rituels et reprises ou retournements des codes admis de la danse et de la représentation. Platel joue avec le public : les multiples références culturelles et esthétiques ne font pas seulement appel à la culture ou l’intellect, mais bien à l’émotion et à la mémoire. Difficile d’expliquer comment, puisque le spectacle, dans son ensemble, ne s’explique pas… mais veut se vivre. L’effet vient peut-être de l’abandon du danseur comme marionnette d’une entité suprême ou d’une autorité extérieure, puisque ici, ils ne sont manipulés par aucune symétrie, aucun devoir technique propre. Si la technique est évidemment incroyable, elle se rend invisible dans un certain naturel du geste. Le geste devient acte, la technique disparaît au profit du tableau.
Le mélange des univers (empiler des chants africains sur de la musique classique dans une communion sonore parfaite, il fallait le faire…) amène forcément à une ouverture des sens, mais aussi de l’esprit. La diversité des corps et des références ouvrent le public à une empathie naturelle, l’abandon du jugement de la danse en soi, l’oubli de nos repères imaginaires et culturels propres. Car la scène propose un nouvel onirisme : la scénographie, épurée en soi, mélange le travail plasticien, lumineux et sonore dans une harmonie des formes et des couleurs.
Le motif du déchirement (les costumes finissent en miettes, la toile de fond est déchirée, de véritables chevaux morts sont entassés…) annonce une forme de propos autour de la danse. Le déchirement provient des corps eux-mêmes, qui souffrent de part l’effort mais aussi le mal qu’ils s’infligent entre eux, dans des attitudes animales de défense et de conquête. Toute l’atténuation de ces ruptures provient des moments de flottement au sein de la chorégraphie, lorsque les danseurs s’éparpillent, chacun exhibant son univers gestuel. Les rencontres, provoquées ça et là sur scène, donnent lieux à des moments de grâce et de tendresse, à deux, à trois, entre homme(s) et femme, entre homme(s) et homme(s), entre corps et matières. C’est donc lors de ces danses à part, lorsque le groupe est dissous, que sont toujours plus visibles les différentes formes de forces et de fragilités.
La musique comme décuplement de la force
Platel fait le choix de travailler sur la musique classique de Gustav Mahler et les compositions de Steven Prengels, alliant le tout aux voix des chanteurs/danseurs Boule Mpanya et Russell Tshiebua. Comme le reste de la composition scénique, la musique est le résultat d’un mélange audacieux et très architecturé. Elle sublime la danse et les danseurs, sans fusion en terme de découpage : la danse ne correspond pas de façon symétrique à la musique, mais répond plutôt à un appel au rythme par des gestes paraissant spontanés.
Sur le grand classique de Mahler, tout paraît plus fort et plus puissant. Les batailles sont plus violentes, les danses de groupe plus épiques, la solitude plus cruelle. Concernant la création musicale signée Steven Prengels, elle occupe le spectateur à se concentrer sur le mouvement perpétuel de la scène, entre cris, respirations, chœurs, bruits quotidiens et paysage sauvage. Mariée à la chorégraphie, la composition musicale tire le spectacle vers une dimension plus terrestre et triviale, exacerbant la souffrance et la lutte pour la vie que décrit Alain Platel.
Mais…
Sans nul doute, Nicht Schlafen est un spectacle réussi, probablement l’un des seuls spectacles de danse qui m’aura interpellée, réellement, depuis des années. Car Les Ballets C de la B ont atteint un niveau d’excellence et de reconnaissance à travers le monde tel, qu’ils disposent de moyens conséquents, de matériaux modernes, de jeunesse et de talents variés. Néanmoins. Le spectacle est teinté de quelque chose d’indicible, qui ne parvient pas à le porter aussi loin que l’idéal louable d’Alain Platel.
Peut-être est-ce dû à une esthétique d’ensemble qui, malgré elle, commence à ressembler à ce qui se fait déjà, et qui se fait beaucoup. Je ne parle pas de l’intention honnête des artistes de représenter le monde dans toute sa violence et son amour, mais plutôt de la façon concrète dont cela est fait. Les quelques longueurs dont souffre le spectacle rendent plus visible ce manque de fraîcheur. Ce petit quelque chose précieux qu’est la sincérité de démarche ne rayonne pas de tout l’éclat dont le public a besoin pour se souvenir à vie d’un moment de danse. Sans pouvoir réellement l’expliquer, je dirais que cela est lié à la très grande ambition qui est celle de résumer le monde avec un trop large nombre de matériaux et de possibilités.
La démarche des Ballets C de la B reste, à mon sens, une marque de sincérité dans un paysage artistique dont l’intégrité est parfois nuageuse, notamment dans les grandes productions. Alain Platel veut faire vivre et faire parler des corps, des musiques et des images de mondes écartés pour ne parler que d’un seul, avec toute la puissance et la fragilité dont est capable la poésie du corps humain.