Le Théâtre de la Renaissance, à Oullins, programmait vendredi, samedi et dimanche, Les Misérables, adaptés par Christiane Craviatto et mis en scène par Guy Simon. En raison des événements tragiques du week-end dernier et de ses conséquences, seule la représentation de vendredi a pu avoir lieu. ArlyoMag se trouvait dans cet écrin, et avant un terrible retour à la réalité, a pu assister à ce que le théâtre sait faire de plus beau. Retour sur un spectacle extraordinaire, par bien des aspects…
Encore une adaptation des Misérables ? C’est vrai qu’on ne compte plus le nombre de ses homologues qui l’ont précédée, sur les planches, le petit écran, au cinéma ou a Broadway (♪ « Do you hear the people sing ? » ♪). Pourtant, la version de Guy Simon réussit l’exploit de proposer une version, voire une vision, totalement singulière du chef-d’œuvre de Victor Hugo.
Un décor à la hauteur
Un chef-d’œuvre à la profondeur abyssale, qui joue sur un grand nombre de plans différents, qui se superposent dans le temps et l’espace. Des plus pauvres à la haute bourgeoisie, des manoirs parisiens à ses égouts, de la culpabilité à la rédemption… Un sentiment que les décors de Nicolas Monnin et Lucile Molinier ont su rendre avec brio. Sans tomber dans le piège de vouloir proposer à chaque tableau un décor particulier, et d’y échouer fatalement, ils ont privilégié un ton brun monochrome et une superposition de matières. Des gigantesques tentures qui ne semblent jamais s’arrêter de s’élever en fond de scène, à la passerelle qui forme un double étage sur le plateau, tout est débris, patchwork, mélange de cordes, de bois et de fer. C’est dur, c’est esquinté ; tout grince, mais tout résiste.
Bas les masques !
Les Misérables d’après Guy Simon et le théâtre du Kronope, c’est une version où les personnages avancent masqués. De très beaux masques, et qui, alliés aux superbes costumes, confèrent une véritable identité aux personnages. On pense évidemment à la Commedia dell’arte quand on voit toutes ces figures masquées souvent burlesques – mais pas seulement – se mouvoir entre elles. Toutes ? Non, certains personnages avancent à découvert dans ce monde dangereux de faux-semblants : Jean Valjean, bien sûr, mais aussi Causette devenue adulte, Marius et, plus inattendu, Éponine. L’amour s’affiche et s’expose au grand jour, à ses risques et périls.
On pourrait craindre ce côté parfois brut et superficiel du jeu de masque, mais la fluidité pensée dans chacun des mouvements des acteurs donne à la pièce une belle harmonie. Ce n’est pas un hasard si les six comédiens sont également danseurs et acrobates. Des acteurs phénoménaux, six comédiens exceptionnels, qui ont su relever sans fausse note le défi monumental d’incarner plus de cinquante personnages. Pas un ne se confondait avec un autre, et pas un, derrière son masque, ne donnait l’impression de ne pas avoir été pensé, et incarné. Une prouesse qui force l’admiration.
Un seul reproche
N’ayons pas peur des mots, cette version des Misérables est exceptionnelle… L’ensemble est magnifique, et certains détails, des pépites mémorables, du look de la mère Thénardier, à cette atmosphère fantastique incarnée par Monseigneur Bienvenu – variation vraiment très étonnante, et qui aurait mérité un plus long commentaire. Nous n’aurions qu’un bémol : Javert. À vrai dire, son traitement m’a laissé perplexe. Figure incontournable du roman, rôle prestigieux et convoité dans toutes les adaptations, Guy Simon l’a pourtant lui aussi affublé d’un masque, et de la personnalité archétypale qui va avec. Il devient donc dans cette mise en scène infirme, et ridicule. Cette piste, elle se trouve bien évidemment déjà dans le caractère excessif du personnage de Hugo ; et après tout, pourquoi pas ?
Mais ce que cette version de l’inspecteur a gagné en humour, elle l’a perdu, il me semble, en complexité. J’avoue avoir ri lors d’une fameuse scène où l’inspecteur adjure le nom de Jean Valjean, et s’étonne, puis joue, des changements de lumière « dramatiques », que cette incantation du bagnard provoque sur le plateau, comme un gamin s’amuse avec un interrupteur. Pour autant, on peut trouver dommage que le personnage censé être à la fois, le miroir de Jean Valjean, son double et son ombre, se retrouve ici relégué au rang de faire-valoir comique.
Cette scène du jeu de « jour-nuit » par Javert, comme d’autres scènes disséminées dans la pièce, transperce le voile de l’illusion théâtrale. Un peu comme un amuse-bouche. Car ce n’est rien, en comparaison de ce qui attend le spectateur lors de la scène finale.
L’Art, malgré tout, avant tout
Que dire de cette fin ? Cruelle, inattendue et percutante. C’est une fin qui vous prend aux tripes, vous scotche sur votre siège, et vous assène un message plus direct que ne l’a jamais fait, je crois, aucune des adaptations des Misérables. Elle nous rappelle, plus frontalement que le texte de Hugo lui-même, qu’il existe des responsables, et que le Mal s’incarne.
Cette version des Misérables est un splendide bijou de théâtre que je vous recommande absolument, malheureusement en d’autres lieux et dans un autre temps ; car elle a déjà beaucoup tourné, et elle continuera, sans doute. Bien plus qu’une pièce intemporelle, c’est une pièce actuelle. Merci à la troupe, au théâtre du Kronope ; et au théâtre de la Renaissance, d’avoir permis cette rencontre trop fugace avec les Lyonnais – à charge de revanche, on l’espère.