La semaine dernière avait lieu au Comoedia l’avant-première des Garçons Sauvages, à découvrir ce mercredi sur nos écrans. L’occasion de rencontrer son réalisateur, Bertrand Mandico et d’évoquer avec lui ce film-ovni qui opère une rencontre éclatante entre film expérimental et questionnement de genre.
Si Les Garçons Sauvages est le premier long métrage de fiction porté à l’écran par Bertrand Mandico, le réalisateur n’en est pas à son coup d’essai. Une vingtaine de films de tous formats (courts-métrages, moyens-métrages, clips musicaux et publicitaires) composent jusqu’ici son œuvre, augmentée de photographies, de collages et autres fantaisies dont le réalisateur, diplômés des Gobelins, a le secret. Primé à Annecy pour son film d’animation Le Cavalier Bleu, il était en 2011 présent dans la sélection de la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, avec Boro in the box, abécédaire biographique fantasmatique retraçant la vie du réalisateur polonais Walerian Borowczyk.
Déjà en observant ses précédents travaux, on sent se dessiner cette esthétique particulière et un goût prononcé pour le rapport au corps, l’érotisme et la transformation. Il suffit de contempler 20+1 projections, projet de longue date entamé avec Elina Löwensohn pour saisir la mesure de la richesse protéiforme de l’esthétique de Bertrand Mandico.
On ne s’étonnera pas non plus de voir le réalisateur crédité au mixage son des Garçons Sauvages, auteur de la dernière chanson qui clôt le film, une ode électronique et suave à la liberté féminine, dont on avait déjà senti les prédispositions dans le très beau clip d’Apprivoisé, réalisé pour Calypso Valois. Ces quelques jalons posés, et notre envie de découvrir le cinéma de Mandico éveillée, il est temps pour le spectateur de plonger dans l’univers onirique et sensuel des Garçons Sauvages.
Les Garçons Sauvages : Les fruits de la passion
Tout commence par une agression. Dans un champ des garçons jouent pour leur professeure de lettres (Nathalie Richard que l’on a croisée dernièrement chez Léonore Seraille dans Body et Jeune Femme et habituée du cinéma de Bertrand Mandico) , désirée et admirée, mais la mise en scène de Macbeth dérape lorsque les garçons ne parviennent pas à canaliser leur désir.
Sanglée sur un cheval, la professeure se débat alors que les cinq jeunes hommes l’entourent, se masturbant et éjaculant sur son corps. Ils seront jugés pour leurs nombreux méfaits, reportant la faute sur leur professeure, justifiant leur violence par un ordre de l’entité fantasmatique « Trevor » (qui apparaît au spectateur sous la forme d’un masque scintillant ou une bête sauvage) qu’ils ont élevé au rang de maître de conscience.
À l’issue de leur procès les garçons sont envoyés pour une croisière réformatrice vers une île mystérieuse, sous la conduite d’un inquiétant et charismatique capitaine, chargé de les éduquer et de les expurger de leur violence. De ce voyage, ils reviendront femmes, adoptant l’enveloppe charnelle du corps qu’ils ont offensé.
L’Huître et la perle
L’un des partis pris forts du film consiste dans cette transformation, qui prend tout son sens lorsque le spectateur réalise que les garçons sont interprétés du début à la fin par des actrices (Vimala Pons, Diane Rouxelle, Pauline Lorillard, Anaël Snoek et Mathilde Warnier, nous livrent une performance époustouflante). Les Garçon Sauvage, c’est l’histoire d’un désapprentissage des codes d’une masculinité intégrés comme possibilité de violence et du groupe comme entité canalisatrice de cette pulsion. Et de l’apprentissage, d’un rapport à soi à travers un nouveau corps, d’un rapport au monde.
Sur le bateau qui les mènent sur l’île, le capitaine nourrit les garçons de drôles de fruits de la passion, couverts de poils ; arrivés sur l’île ils s’abreuvent langoureusement de vin à la trompe de plantes à la forme phallique. Tout dans la nature qui les entoure exhale ce rapport organique, corporel qu’ils vont devoir réapprivoiser. Cette île à mesure de leur découverte deviendra le terrain de jeu d’une exaltation des corps et des sens, à l’image de cette scène où Jean-Louis s’accouple avec une plante, les garçons feront petit à petit corps avec l’île, autant qu’elle changera leurs corps.
L’Amour et la violence
Cette hyper sexualisation de l’espace est aussi une manière pour le réalisateur de questionner les codes de la masculinité qui dans leur représentation excessive finissent par tourner en velléité. En témoigne la scène où Jean-Louis tente d’abuser de Romuald, dont le corps féminin est arrivé à terme avant le sien. Alors qu’ils roulent dans le sable, son pénis tombe à son tour, postiche dévoyé de sens qu’il cherche dans le sable quelques minutes avant de l’abandonner sur la plage. L’agresseur et l’agressée tous deux devenues femmes cessent alors de se battre et repartent ensemble rejoindre le groupe, comme si l’annulation des codes intériorisés du masculin/féminin mettait fin à toute agression.
Dans cette violence des garçons, il y a une incapacité fondamentale à se lier au sexe opposé que vient questionner ce rapport de transition. La transition la plus accomplie c’est celle du charismatique Dr Séverin (interprété par l’éblouissante Elina Löwensohn, fidèle du cinéma de Mandico), homme devenu femme sauvage, qui guide la transformation des garçons, et dont les propos glorifient le corps féminin comme source d’un pouvoir à conquérir. Mais la transformation n’est pas sans entrave et pour certains personnages elle relève d’une vraie problématique de rapport à soi, comment adopter ce corps singulier lorsqu’on a si longtemps fait corps commun avec le groupe ?
ArlyoMag : Comment vous est venue cette idée de ces corps bloqués dans leur transformation ? (Tanguy, l’un des garçons, et le Capitaine n’ont qu’un sein…)
B.M : « Ce qui m’intéressait c’était de montrer ces personnages qui n’arrivent pas à avoir une transformation totale, ça bloque comme ça, c’est inconscient. Mais ce que vit mal Tanguy, c’est pas d’être dans un entre deux, c’est d’être exclu du groupe, parce que la notion de groupe est vachement importante dans le film. Le groupe dans le film c’est le prétexte à être horrible, à laisser libre cours à ses pulsions les plus basses et tout d’un coup, ce personnage, il est exclu du groupe donc il le vit mal. Mais si les autres étaient comme lui, il le vivrait très très bien. Et moi ça m’intéressait aussi de montrer que le monde binaire c’est une chose, les hommes et les femmes, mais il y a d’autres possibilités et pourquoi pas rester entre deux ! »
ArlyoMag : Ça vous permet totalement de dépasser l’antagonisme masculin/féminin qu’on a la sensation d’avoir au début du film, avec deux mondes qui semblent franchement opposés, et ce rapport au corps là il est très intéressant.
B.M : «Moi j’imagine un monde futur, mais ça c’est vraiment un fantasme !, où les hommes peuvent devenir des femmes puis redevenir des hommes, ou rester dans un entre deux, qu’on puisse bouger sans arrêt, que ça se rétracte, que ça s’allonge, je sais pas moi, haha ! En tout cas où on ne serait pas obligé de rester dans un état permanent, ce serait un idéal pour moi. »
La mécanique des fluides
Ce qui frappe dans l’esthétique des Garçons Sauvages, c’est ce rapport extrêmement sensible à l’image que développe le réalisateur. L’importance des fluides et leur magnification au sein du film fait ainsi converger rapport au corps et rapport à l’image comme phénomène sensible. On pense notamment à la scène où les garçons s’abreuvent longuement du vin blanc laiteux jaillissant des plantes phalliques qui rappelle la scène première de l’agression de leur professeure. Comme si une circulation des fluides s’opérait de l’extérieur vers l’intérieur du corps, à l’image de cette conquête d’une identité nouvelle qui présuppose l’abandon de la violence.
ArlyoMag : Votre film, avec cette alternance couleurs-noir&blanc, et cette importance esthétique donnée aux fluides comme vecteur d’une image sensible, me fait beaucoup penser à Poison de Todd Haynes.
B.M : « Ah ! Oui, j’aime bien Todd Haynes mais je n’y avais pas pensé, en tout cas ça n’était pas la référence pour le film. C’était plus Wakamatsu qui a utilisé pour ses films du noir et blanc et de la couleur. Lui c’était plutôt pour des questions de moyens qui ne lui permettaient pas de faire un film totalement en couleur, donc il utilisait la couleur de manière racoleuse, à des moments hyper sexuel ou hyper violent. »
ArlyoMag : Justement, quel était votre rapport à la couleur ?
B.M : « Eh bien, moi, je voulais qu’il y ait de la couleur, parce que je la trouve encore plus puissante lorsqu’elle est cernée de N&B. Donc ces éclats colorés ils étaient déjà présents à l’écriture, c’est comme une sorte de ponctuation en quelque sorte, et on peut parler de montée de sève ! À un moment donné, je sens que ça doit sortir et je ne voulais pas que le spectateur puisse l’anticiper, que ce ne soit pas intellectualisé mais ressenti. Je voulais que ça pointe les moments de montée de sève du récit et j’ai toujours vu le film comme une sorte d’arbre noir avec des fruits colorés. »
Vulgarité
Leur transformation accomplie, les garçons devenues femmes sauvages repartent sur le bateau en compagnie du Dr Séverin qui les ramène à la société. Celle-ci a alors pour eux une dernière indication énigmatique et riche de sens, celle de se garder d’être « vulgaires ». Le dernier plan du film, celui du visage conquérant du Dr Séverin, est musicalement poursuivi lors du générique par la chanson Wild Girl, mise en musique par Ekko et Pierre Desprats, et chantée par l’actrice elle-même. Comme une promesse faite au spectateur et à ces garçons devenus femmes, de la possibilité d’un nouvel ordre à venir.
ArlyoMag : La dernière phrase de votre film m’a beaucoup posé question, on part d’une transformation du masculin vers le féminin qui s’achève sur cet impératif surprenant de se garder d’être vulgaire. Qu’est-ce que c’est cette vulgarité ?
B.M : « C’est vulgarité dans le sens pop, c’est-à-dire “restez singulières”. Sauf que si elle avait dit “Mesdemoiselles restez singulières”, ça aurait sonné un peu platement. »
ArlyoMag : On aurait pu avoir le sentiment d’un retour à ce stéréotype d’une féminité que la société voudrait lisse et contrôlée…
B.M : « Ah non ! Restez singulières, c’est très important. Après bien sûr il y a plusieurs sens pour moi là-dedans. Il y a l’idée qu’elles vont rentrer dans la société, donc : “faisons profil bas pour essayer de survivre et soyons malins parce qu’on rentre dans cette société très normée” donc il y a une espèce d’ironie vis-à-vis de ça. La seconde chose qu’il ne faut pas oublier, c’est que pour moi ce sont des personnages qui s’adaptent, et pour moi ils restent des garçons, leurs corps sont féminins mais ils restent des garçons. Et la façon qu’ils ont d’être femme, de jouer à la femme dans la société peut être un peu vulgaire, un peu connotée, c’est une direction d’acteur que leur donne le Dr Séverin en quelque sorte. Enfin cette phrase c’est l’ouverture de la chanson qui achève le film, qui est interprétée par le même personnage qui dit “j’aimerais être une femme sauvage”.
Laurine Labourier