Pour la quatrième année consécutive, le Festival « Mode d’emploi » s’est tenu à Lyon, du 16 au 29 novembre 2015. Ce « festival des idées » organisé par la Villa Gillet consacre ainsi deux semaines aux débats d’idées en résonance avec l’actualité, et aux échanges interdisciplinaires dans plusieurs lieux de la métropole. Le 18 novembre 2015, l’un de ces rendez-vous a retenu toute notre attention. Comme un écho aux événements tragiques qui ont touché la France cinq jours plus tôt, nous avons répondu présents à une invitation fortement à propos : « Le corps face à la puissance des images ».
Au lendemain des attentats, c’est au sein d’un véritable climat de terreur que la majorité d’entre nous peine à continuer d’avancer. En ces temps troublés, le rôle des images est plus que jamais important, car c’est bien par les textes et par les images que nous recevons les informations. Pour nous éclairer sur ces questions fondamentales, deux illustres invités ont répondu présents à l’invitation : Marie-Josée Mondzain, philosophe, et Directrice de Recherches au CNRS, et Horst Bredekamp, Historien de l’art, philosophe et Professeur à l’Université de Berlin. Le débat est animé par Juliette Cerf, Journaliste à Télérama, et orchestré par les Universités de Lyon, en collaboration avec le Goethe Institut et les Presses universitaires. La rencontre se propose d’amener à faire réfléchir le spectateur sur la présence particulière des images dans notre quotidien, ainsi qu’à leur intensité. Des images qui suscitent tour à tour, adoration et effroi. Et parce qu’elles nous affectent, et touchent notre corps et notre esprit, les images, loin d’être passives, deviennent de véritables actes.
Pour la philosophe Marie-Josée Mondzain, cette question des images est fondamentale ; en effet, si les images ne sont pas des objets, elles circulent pourtant comme l’argent, à la manière d’une monnaie. Elles sont ainsi réduites à l’état de marchandises, à de véritables objets de communication. Dans le cas des images de Daech, ce sont, pour la philosophe, le fruit de véritables vidéastes et communicants. Il s’agit bien de mise en spectacle de leurs actes dans le but d’obtenir certains effets ; et pour ne pas tomber dans les pièges de la terreur, il est nécessaire de neutraliser ces images. Marie-Josée Mondzain le rappelle, on parle du « choc » des photos, c’est pourquoi il faut s’interroger sur ce statut de percussion, sur cet usage quasi « balistique » des images. De fait, elles nous atteignent, elles nous touchent comme des balles.
« Il est plus facile de tuer un homme que d’effacer son image »
Marie-Josée Mondzain, à propos de la mort de Ben Laden, dans une tribune du Monde en Mai 2011
Inévitablement, la question de l’Iconoclasme, ou la destruction des images considérées comme des idoles, refait surface. Mais selon la philosophe, l’image est incassable ; elle est impérissable : « L’image ni ne vit ni ne meurt » nous dit-elle. Elle est plutôt cette zone, cet inter-monde. On parle de l’energeia de l’image, cette énergie imageante extrêmement active, qui permet à l’image d’agir sans être substantiellement une chose. Elle est une énergie faisant circuler les regards ; une énergie adressée à un regard, et qui le reçoit – c’est là une définition de l’image pour Marie-Josée Mondzain. Le sens des images est entre les images, nous dit-elle. Et ce sens, cet effet, nous est à charge. Il n’est donc pas question d’un corps face à des objets, mais bien plutôt d’un corps face à des énergies. Un artiste comme Kasimir Malevitch, actif au sein du mouvement Suprématiste russe, traite de l’abandon de la figuration, de cette perte du statut d’objet pour faire de l’image quelque chose à entendre, à faire ou à comprendre. Ainsi, l’image une fois vidée de tout sens, donne l’énergie qui la traverse et qui circule à travers les regards ; de là découle la construction du sens. Marie-Josée Mondzain parle de la désubstantialisation des images.
L’historien de l’art et philosophe Horst Bredekamp, à son tour nous le confie, après les terribles événements de Paris, il est difficile pour lui de prendre position sur cette question des images. Il revient malgré tout sur le concept d’ « acte d’image » ; selon lui, la substitution entre le corps et l’image est aussi grandiose que terrifiante. Et cette terreur prendrait possession de nous tous les jours. Dans le cas des attentats, c’est précisément l’image d’un style de vie, de ce qui définit le cœur d’une culture, qui est touché. Les victimes attaquées sont pour lui comme les personnages d’une scène d’un tableau que l’on aurait cruellement effacé. Dès lors, la question est posée : l’image peut-elle tuer ? Elle est, en tout cas, une alternative à l’acte de langage pour Horst Bredekamp. Et s’il souligne la nécessité de créer une distance entre les images et le corps, ce serait pour lui, il l’avoue, jouer le jeu des iconoclastes et des assassins.
Bredekamp illustre sa réflexion en prenant l’exemple du fameux portrait de Jan Van Eyck réalisé en 1433, L’homme au turban rouge. L’homme nous regarde, et son regard fixe est appuyé par l’inscription « Jan Van Eyck m’a fait ». Pour Bredekamp, il s’agit là d’un cas de peinture vivante, de sorte que la peinture devient corps. Et cette peinture vivante traverse l’histoire de l’art, jusqu’à l’expressionniste Jackson Pollock, qui en tant qu’artiste, a la conviction que ce n’est pas lui l’acteur de ses œuvres, mais plutôt l’organe du processus de l’œuvre. Selon Horst Bredekamp, l’homme utilise le corps pour sublimer la peur de la mort. En ce sens, les images engendrent l’espace de pensée qui nie la substantialisation mortelle du corps et de l’image, telle que nous la vivons à nouveau, au cœur d’une actualité dramatique.
« Le spectateur s’ouvre à sa puissance d’agir par son pouvoir de connaitre »
Marie-Josée Mondzain
La philosophe Marie-Josée Mondzain prend pour exemple le texte de Spinoza, « Que peut un corps ? », extrait de L’Éthique ; il s’agit d’une méditation de Spinoza sur les trois genres de connaissance qu’il distingue. Le premier, selon lui, est passif, affecté dans l’impuissance ; le second est celui de la raison, de la capacité, de l’intelligence et du jugement ; le troisième, enfin, est celui de l’union du sujet avec l’objet de sa connaissance. Le philosophe Gilles Deleuze, qui s’exprime également sur ce texte de Spinoza, propose une méditation sur l’image de la vague, qui permet de mieux comprendre sa réflexion : un corps face à la vague, est absolument étranger à la vague. De sorte que le corps et la vague font deux, et n’ont aucun rapport. Précisément, du fait de cette passivité abyssale du corps, c’est une expérience qui ne peut être que celle d’un naufrage, d’une noyade, d’une rencontre fatale. Mais le sujet peut apprendre à nager ; alors le corps entre dans la mer, et l’on fabrique un rapport par la technique, la construction d’un savoir-faire et d’une compréhension de la situation. Dès lors, le rapport à la vague change radicalement, et compte à présent sur la puissance de la vague, et de celle de mon savoir nager. Ainsi, la vague fait corps avec le sujet, qui agit et se réapproprie la puissance de la vague.
En ce sens, Marie-Josée Mondzain a eu l’occasion d’observer que l’image du Tsunami est un véritable cauchemar pour l’enfant. Face à cette image, il est submergé, impuissant ; une réaction qui correspond au premier genre de connaissance de Spinoza. Pour l’enfant, l’image engloutie les parents, et c’est le naufrage, la noyade dans la tempête des images. De sorte que le naufrage du regard entraîne le naufrage du corps et le réduit au silence : c’est l’anéantissement, l’expérience mortelle. C’est là une façon d’entrer dans le monde des images, souligne la philosophe.
Les artistes, comme les historiens de l’art, par leur savoir-faire constituent un savoir voir, un savoir comprendre. Il n’est pas question d’une science de l’image, mais d’apprendre à voir, car la philosophe le rappelle, les images sont muettes. Le corps qui regarde, lui, est un corps parlant ; ce qu’il voit lui donne la parole, et les images deviennent parlantes. La télévision, la propagande, la publicité: ces images là parlent à notre place. Elles ne nous donnent pas la parole puisqu’elles donnent tout à voir. Pour Marie-Josée Mondzain, seuls les gestes d’art, les gestes libres, nous permettent d’entrer dans la connaissance. Le sans rapport originaire de la rencontre de l’événement surgit d’un coup devant nous, nous sommes touchés, c’est l’ébranlement, l’émotion, quelque chose opère qui nous donne la parole et nous sort de la passivité. Quelque chose qui accroît notre puissance d’agir, et nous procure de la joie. Pour la philosophe, c’est là la réponse absolue à ce qui se passe aujourd’hui.
En outre, Marie-Josée Mondzain souligne le rôle si constituant des images dans la construction collective du lien social, elle nous rappelle ce que la psychanalyse a repéré. À l’instar du « stade du miroir » formulé par Lacan, qui dit la difficulté dans l’interprétation de cette rencontre de l’image du corps avec son propre regard. C’est la question de la construction subjective à travers l’expérience de l’image de soi et de l’autre. L’image du corps, face au corps réel, nous révèle ce en quoi cette image est marquée du sceau de l’absence : c’est la rencontre de son identité dans la séparation d’avec soi-même. Et cette expérience de l’altérité, c’est la rencontre de cette image structurante pour le sujet : apprendre à se reconnaître hors de soi-même. Pour la philosophe, c’est le « Ceci est mon corps » de celui qui n’est qu’une image.
Et pour Horst Bredekamp, les corps et les images peuvent échanger leur place. Des hommes peuvent tuer d’autres hommes pour faire d’eux des images ; c’est un acte substitutif. Pour l’historien de l’art en effet, l’acte d’image est le contraire du concept d’acte de langage. Trop souvent l’on considère, à tord, les images comme des illustrations. Mais les images ne représentent pas seulement ce qu’elles montrent, elles constituent et renvoient leur propre énergie, que l’on ne maîtrise pas. L’œuvre est actrice, on l’a observé. Dans le cas des tableaux vivants de Van Eyck, les images disent d’elles même « nous sommes vivantes ». C’est cet acte de substitution qui, pour Bredekamp, mène à des conséquences grandioses mais aussi terrifiantes dans l’Histoire. Ces corps mutilés, utilisés comme des trophées et montrés, cette utilisation de l’image de l’homme et de son corps à travers les guerres, est selon lui un phénomène tout à fait nouveau dans le contexte de la communication globalisée. Depuis une quinzaine d’années en effet, les hommes sont tués au hasard pour que leur mise à mort devienne une image, et c’est là le constat terrifiant que fait Horst Bredekamp. Ce phénomène illustre précisément la relation substitutive entre l’image et le corps, et rappelle la nécessité d’une distance systématique entre l’image et le corps.
La question de l’image est toujours la question du hors-champ, rappelle Marie-Josée Mondzain ; ce qui nous est montré c’est ce que l’on choisit de ne pas montrer. On l’a compris, une image qui dit tout, c’est celle qui ne dit rien : elle devient une pure attaque, une balle. Précisément, le geste d’art est constitué par la puissance de ce hors-champs. Et la philosophe ne manque pas d’évoquer La Société du Spectacle de Guy Debord, où la puissance des images et le pouvoir que prennent, avec les images, ceux qui sont puissants sont mis à jour. Le Capitalisme devenant un système de consommation des images, en tant que nouvelle monnaie. Pour Marie-Josée Mondzain, l’image peut s’avérer la monnaie la plus meurtrière. Les clips fabriqués par Daesh sont autant d’envois de flux balistiques d’images, conçus pour provoquer une commotion sociale. Le 11 Septembre est peut-être en ce sens le premier geste stratégique, selon la philosophe ; cibler la tour du commerce, et provoquer du même coup une mort spectaculaire.
À l’unisson, il s’agit de problématiser ce que l’on nous fait voir et croire, et de réfléchir à la manière dont nous pouvons résister. Selon les deux philosophes, c’est bien dans l’art et la création que se trouve cette énergie de résistance. Une résistance qui passe par l’éducation à la parole, à la construction du regard. C’est dans l’expérience imprévue que les images se montrent plus puissantes que ce que l’on imagine. Un détail qui bouleverse complètement, des « images intrinsèques » qui créent la résistance. Loin d’être une illustration, l’image a sa propre autonomie. En elle-même se trouve l’élément de résistance.