Du dimanche 1er au jeudi 12 octobre, le Nouveau Théâtre du 8e accueille la pièce Lambeaux, tirée du roman éponyme de Charles Juliet, avec Anne de Boissy dans le rôle-titre. La mise en scène de Sylvie Mongin-Algan parvient à adapter avec justesse la lecture extrême de l’intime que nous propose le livre.
Crédit photo : Lorenzo Papace
Un roman singulier
Lambeaux est une adaptation du roman autobiographique de Charles Juliet, publié en 1995. Dans ce livre, l’auteur revient sur la vie de sa mère biologique qu’il n’a pas connue ainsi que sur son parcours personnel, de l’enfant à l’adulte, marqué par ce manque cruel.
Lambeaux est un récit poignant qui nous fait découvrir la vie d’une femme tourmentée, avide de connaissances mais sans cesse muselée par son milieu social et familial. La particularité de ce roman réside dans sa forme même. D’une part, il est composé en deux parties : l’une retraçant la vie de la mère biologique de Juliet, l’autre évoquant le propre passé de l’auteur. D’autre part, il est rédigé sous la forme d’un « tu », véritable adresse à cette mère dont l’auteur retrace les pensées, les aspirations, les souffrances et les doutes.
« Tu ne peux ni écrire ni renoncer à l’écriture. Une situation proprement infernale. Les lentes et sombres années à espérer que les mâchoires de la tenaille finiront un jour par se desserrer. Simplement attendre. Endurer le temps. Te laisser laminer par le doute. »
Un espace scénique intime
Sylvie Mongin-Algan reprend ici la première partie du roman et l’adapte sous la forme d’un monologue, délivré par la comédienne Anne de Boissy. Devant nous se dresse un décor simple : une chaise où est assise l’actrice, quelques planches de bois sur-élevées et inclinées sur lesquelles le personnage cheminera. En contrebas, de nombreuses petites maisons en carton reconstituent un village. Il évoque une forme de labyrinthe mental du personnage et le corps de l’actrice évolue au-dessus de ce paysage, surplombant cette masse indistincte, n’entrant qu’une seule fois en contact avec cette dernière, pour mieux la bousculer et la réduire en désordre.
Sylvie Mongin-Algan prend le parti d’une mise-en-scène épurée : la musique accompagne de temps à autre le récit du personnage, créant des effets de décalage, et le décor retrace quant à lui les étapes cruciales de son parcours. Ici, c’est le texte qui est donné à entendre et à voir : tout ne tourne qu’autour des mots de Juliet et de la nécessité de les faire résonner.
Une prestation saisissante
Et ces mots sont délivrés avec une incroyable justesse et une émotion vibrante. Anne de Boissy semble tantôt incarner la détresse du personnage maternel, à l’imagination bridée, puis la voix de son auteur qui tente par tous les moyens de faire dialogue avec sa mère. Toute la prouesse de cette prestation tient dans cette modulation de voix que décline Anne de Boissy. La voix de l’actrice passe avec une facilité déconcertante des pépiements d’une petite fille ingénue aux sombres réflexions d’une femme lassée. Tantôt elle dégage une douceur tendre et innocente, tantôt une puissance vibrante et déchaînée.
Son corps, lui aussi, fait dialogue : un simple geste, presque imperceptible, devient vecteur de profondes émotions enfouies chez le personnage (peur, incompréhension, stupeur, enchantement, désillusions…). Grâce à la mise en scène épurée, le spectateur ne se focalise que sur la présence de l’actrice, tantôt effacée, tantôt envahissante. On reste admiratif du travail millimétré de cette dernière et de la metteuse en scène qui parviennent à incarner la sensibilité mais aussi la gravité de l’œuvre de Juliet. Anne de Boissy expliquait d’ailleurs lors de l’entretien concluant cette première représentation, que la pièce avait bénéficié d’un travail et d’une écriture collectives : « On a répété doucement, tranquillement, sereinement et sans douleur. »
L’expression de l’intime
Les spectateurs de la première représentation ont eu la chance de pouvoir participer à bord de scène après la représentation entre Charles Juliet, Anne de Boissy et le public. L’auteur est ainsi revenu sur les motivations qui l’ont amené à produire ce roman autobiographique. Adopté à seulement trois mois par une famille de paysans, ce n’est qu’à l’âge de sept ans qu’il apprend, coup sur coup, l’existence et la mort de sa mère naturelle. Plus tard, c’est par la rencontre fortuite d’un paysan ayant vécu dans le même village que sa mère qu’il décide d’écrire sur cette période encore inconnue de sa vie. Il rassemble alors les témoignages de sa tante ainsi que d’une ancienne camarade de classe pour retracer les grandes lignes du parcours maternel, la fiction s’occupant du reste. Il s’écoule douze années entre la première et la seconde phase d’écriture.
Ce qui devait au départ prendre la forme d’une lettre adressée à sa mère, expliquant la présence du « tu », devient finalement un roman à la frontière entre biographie et autobiographie. Charles Juliet n’avait pas vocation de développer un style singulier en utilisant ce pronom mais bien de s’adresser directement à sa mère : « tu » n’a pas une fonction esthétique mais il reflète plutôt l’appel douloureux d’un fils recherchant un dialogue impossible avec sa mère.
« Tu cherches des raisons qui te convaincraient que tu finiras un jour par être heureuse, mais tu ne les trouves point. Toujours en toi cette nostalgie de tu ne sais quoi, ce besoin incoercible d’une vie dégagée de toute entrave, une vie libre et riche, vaste, intense, une vie où ne régneraient que bonté, compréhension et lumière. »
Le texte de Juliet est donc une plongée intense dans une subjectivité identifiée. De fait, on pourrait ressentir une réticence à l’idée que cet ouvrage soit délivré par une voix et une présence sur scène. Alors faut-il prendre le risque de voir cette oeuvre se matérialiser ? Oui, car si les premières minutes demandent au lecteur une nécessaire adaptation, le doute s’en va bien vite allé pour laisser sa place à un tout nouveau plaisir : celui de voir le texte incarné par l’excellente Anne de Boissy.
L’interprétation de cette dernière ainsi que le travail de mise en scène de Sylvie Mongin-Algan livrent aux spectateurs une plongée dans le domaine de l’intime et du refoulé. On ne peut être que bouleversé par cette voix qui s’échappe du texte de Juliet, délivrant ses plus profondes vérités, et son incarnation d’une justesse exemplaire sur scène.