Avec une multitude de comédiens sur le plateau, dix-huit (hé oui !), l’expression « Plus on est de fous, plus on rit » prend tout son sens dans la mise en scène de Jean Bellorini au Théâtre de la Croix-Rousse, présentée du 19 février au 2 mars dernier. Nous aurions pu émettre des réserves sur le grand nombre d’interprètes, car plus il y a de personnes sur une scène, plus il paraît difficile de composer avec tout ce monde, et ainsi la représentation aurait pu déboucher sur un spectacle déséquilibré, voire bancal. Mais bien au contraire, le metteur en scène et les comédiens de la compagnie Air de Lune portent avec brio le spectacle dans son intégralité (trois heures et cinq minutes), avec un jeu rythmé, tour à tour burlesque, mais également bouleversant, touchant de sincérité.
La pièce, parabole de la bonté, nous compte les péripéties de la généreuse et courageuse Shen Té. Des dieux en voyage sur Terre pour y chercher des bonnes âmes passent par la province chinoise du Se-Tchouan. Commençant à désespérer de ne trouver aucune bonne personne pour les héberger, Wang, un marchand d’eau, leur parle d’une jeune prostituée nommée Shen Té. Cette dernière est la seule à accepter de les loger pour la nuit, elle se voit recevoir une somme d’argent en remerciement de la chambre qu’elle met à leur disposition. Elle s’offre alors un débit de tabac, achat annonçant le début d’une série d’ennuis. Ainsi, la jeune femme se voit confrontée aux habitants du quartier qui lui demandent de l’aide, qu’elle est incapable de refuser. Rencontrant par la même occasion l’amour auprès d’un aviateur en devenir, lui offrant jusqu’à ses économies et s’apprêtant à brader son commerce pour le financer. Se trouvant acculée de toute part, Shen Té crée le personnage du cousin Shui Ta, un homme plus dur, pour pouvoir enfin dire non aux habitants qui profitent de sa nouvelle prospérité et abusent de sa gentillesse, et joue successivement les deux rôles pour préserver son bonheur tout en aidant les personnes de son quartier. Malheureusement, tout ceci en vain, tous ces efforts ni feront rien !
Un divertissement bien ficelé
La mise en scène de Jean Bellorini dans sa globalité est assez réussie : des espaces de jeu distribués aux quatre coins du plateau, de mélodieuses chansons distillées ici et là, des costumes so kitsch avec des imprimés à pois ou encore à rayures, et des sous-pulls aux couleurs parfois démodées nous rappelant ceux des Deschiens, dont Macha Makeïeff réalisant les costumes du spectacle est l’une des fondatrices. Comme la compagnie Air de Lune, composée de plusieurs générations, à l’allure de belle et grande famille, la représentation se veut être un spectacle familial qui plaît tout autant aux grands qu’aux petits qui rient et s’émeuvent ensemble.
Le spectacle prend à s’y tromper, à certains moments, des airs de comédie musicale. Tout d’abord, comme vu précédemment, au nombre de comédiens présents sur scène. Mais aussi, avec quelques pas de danse légers, certes exécutés ici et là, et avec la quantité d’airs musicaux chantés qui n’étaient pas pour déplaire au public qui reconnaissant les morceaux, les entonnait même de temps en temps. Puis, également à la manière dont est structurée la pièce, semblable à différents tableaux se succédant tout du long.
Une fête théâtrale à défaut d’un théâtre politique
Le seul bémol que nous pouvons reprocher à cette mise en scène est que son côté spectacle musical divertissant lisse un peu les enjeux de la pièce. La représentation ne fait pas totalement défaut aux questionnements et interrogations émis par l’auteur allemand Bertolt Brecht sur les limites de la bonté dans un monde désastreux, car ils sont au fond toujours présents. Toutefois, le théâtre politique de Bertolt Brecht interrogeant l’Homme et son existence est ici moins incisif, moins piquant, faisant parfois passer l’impression d’un spectacle succédant des tableaux d’une esthétique habilement étudiée.