Un cabaret ? À la maison de la danse ? Voilà qui me semble bien original.
C’est avec ce regard naïf et peu connaisseur que j’ai réservé ma place pour aller voir Cabaret, une création de 2014 mise en scène par Michel Kacenelenbogen. J’embarquai alors sans le savoir pour un moment historique !
Cabaret, c’est une comédie musicale tirée d’une nouvelle écrite par Christopher Isherwood (1939), de la pièce de John Van Druten (1951), du film d’Henry Cornelius (1955), d’un premier « Musical » de Harold Prince (1966), et j’en passe. Puis sortit en 1972 le film de Bob Fosse, dans lequel Liza Minnelli révéla à un large public la fameuse chanson « Mein Herr ». Mais si, vous connaissez :
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Cette comédie musicale est la neuvième version de Cabaret depuis sa première mise en scène en 1966. C’est à Lyon que la première version française du Musical fut présentée, en 1986 au Théâtre du 8ème. Lyon, ville du cabaret, donc ? Parlons plutôt de Berlin.
Berlin – La ville entière est un théâtre
Berlin, années 1930. On imagine les cafés surpeuplés, les locomotives de la gare tourner à plein régime, les vendeurs de journaux criant à la sauvette, et surtout, le soir tombant, les manteaux de fourrures et les chapeaux haut de forme s’engouffrant sous les porches éclairés de ces cabarets d’inspiration parisienne. La nuit vit de ses théâtres, bals et autres combats de boxe. Ça parle fort et le bruit fait place à une société nocturne du plaisir, dans laquelle la critique politique a toute sa place. Dans le « Berliner Broadway », les cabarets atteignent leur apogée et sont le théâtre de satires politiques développées sur la misère berlinoise et la crainte d’un nouveau conflit.
C’est dans cette ambiance que s’installe le décor de Cabaret. Un maître de cérémonie ouvre le bal. « Bienvenue, Willkommen, Welcome! » C’est la fête, l’extravagance et les paillettes. On se laisse très facilement embarquer dans cette ambiance légère, dans laquelle les chorégraphies de Thierry Smits, provocatrices et transgressives, laisse le corps occuper une place centrale.
La dénonciation d’une machine totalitaire
Peu à peu l’histoire se déroule. On découvre les personnages. A chaque couple, son ambiance. D’abord Sally et Cliff, puis Herr Schulz et Fräulein Schneider. On se laisse prendre dans la frénésie de la vie berlinoise. Le rythme nous entraîne. On ne pense pas vraiment au contexte. Pourtant, on sait que nous sommes dans les années trente. Puis, doucement, l’histoire commence à fredonner politique.
C’est d’abord la mention de Mein Kampf. Puis de la contrebande politique. La force de Cabaret, c’est sa capacité à nous faire oublier la menace fasciste, puis de nous la faire exploser en pleine fête. Tout comme les protagonistes de la comédie, le public met du temps à saisir le drame historique : Herr Schulz et Fräulein Scheider ne se marieront pas, parce que nous sommes en 1933. Ce spectacle, au-delà de la frivolité des corps et des mœurs présentées, nous impose la violence du fascisme, en incitant doublement à la transgression et à la vigilance.
Le décor est planté
La scénographie est à la hauteur des espérances. L’orchestre surplombe la scène et l’enseigne « Cabaret » teinte le plateau d’un rouge de circonstance. Les acteurs dansent et chantent à tour de rôle autour d’un plateau tournant, qui permet aux scènes de s’enchaîner dans une confusion mêlant les genres et les mœurs, exacerbant les contrastes de l’atmosphère berlinoise des années trente. Rien n’est très gracieux, mais tout est fluide. Deux danseuses s’amusent même avec le public. Quatre spectateurs quittent la Maison de la danse pendant l’entracte. Mais n’est-ce pas là l’essence même de cette comédie musicale ? Faire relativiser la décadence d’une époque, entre des êtres prudes et d’autres grivois, sur une humanité d’un côté flamboyante, mais de l’autre, bien faible.
Nous garderons en tête ces mots de Michel Kacenelenbogen à propos de Cabaret :
« 1930-2014. Plus de 80 ans nous séparent de l’époque de Cabaret, la situation n’est pas comparable. Et pourtant… l’ombre d’un totalitarisme plane, et je me dis qu’il faut rentrer en résistance. Non plus contre le fascisme – quoique – comme en ‘30 (dont personne à l’époque ne pouvait prévoir à quel excès d’horreur il allait mener), mais contre une machine qui tourne fou, et dont la « crise » est le meilleur des instruments. Cette machine/système, qu’on appelle vaguement « mondialisation », nous mène de manière de plus en plus certaine au despotisme économique, et à sa consœur, l’horreur écologique. Comme à l’époque, on a l’impression que devant l’inéluctable « crise » et son cortège de licenciements, d’austérité, de délocalisations et de chômage « inévitable », on se tait et on obéit. Comme à l’époque, les politiques et les citoyens semblent tétanisés, sanglés dans une ceinture mentale dictée par une « crise » qui fait rideau de fumée et qui obstrue tout l’espace, nous accoutumant peu à peu à la soumission. Comme à l’époque, nous sentons plus ou moins confusément que le système qui se met en place, ne donne plus la priorité aux êtres humains, à leurs corps, à leurs espoirs, à leurs souffrances. Encore moins à leurs destins. Que les êtres ont bien peu d’importance, et deviennent même superflus face aux dictateurs spéculateurs et à leurs agences de notation incongrues, qui dictent leur loi (sans l’ombre d’un mandat politique !!) et ne répondent, en définitive, qu’aux rêves fous de quelques anonymes toujours plus opulents.
Et donc enfin, comme à l’époque, par peur de perdre ce que l’on a, on ne bronche pas et on obtempère. À quel degré de renoncement, d’acquiescement, allons-nous parvenir avant de remettre en question ce système ? »