Nora Jaccaud, accompagnée de Arie Von der Poel, est la créatrice du projet Human Postcards.
« Ce qui fait la richesse de mes voyages n’était pas les paysages que j’admirais ou les architectures que je visitais, mais les gens que je rencontrais. Avec le temps, j’avais de plus en plus envie de partager ces rencontres, envoyer des sortes de cartes postales, juste pour dire “Regarde, cette personne existe. Voici un fragment de son existence”. »
Merekingi, New-Zaeland, « Live the Moment »
La poésie farouche de l’homme-pancarte
L’histoire de Human Postcards commence sur la voix chaude et posée d’une grande femme blonde, à l’air rêveur. Imaginez l’une des rues les plus animées de Londres. Imaginez du monde partout, des voitures circulant, le mouvement incessant de la foule, suivant le rythme frénétique des jours qui défilent dans les grandes villes. Au milieu de ce mouvement ininterrompu, un homme reste, immobile, impassible. « Magasin de golf dans le coin de la rue ». La pancarte qu’il porte attire plus de regards que sa personne.
Schéma classique, elle passe à côté de lui tous les jours, au milieu de la foule qui l’évite à toute vitesse, contournant sa présence comme on contourne un lampadaire. Après un certain temps, elle se demande quelle est l’histoire de cet homme. Elle se demande si elle ne peut pas capter cette histoire. Elle se demande même comment la révéler au grand jour, comment la mettre en lumière. Comment capter l’attention de ces passants, comment les faire s’arrêter devant cet homme. En somme, comment redonner de l’humanité derrière ce panneau.
Un matin, elle prend son courage, et va le voir. Aucune idée en tête, juste la caméra de son smartphone et ses questions. Cet homme vient du Bengladesh, il est venu en Angleterre pour trouver du travail. Il était professeur des écoles, et, bloqué par la langue, il en est arrivé à devenir homme-pancarte. Elle découvrit que cet homme, debout dans la foule, impassible, se récitait des poèmes pour continuer à vivre.
Elle rentre chez elle, monte l’image avec sa voix. Le résultat est d’une telle puissance qu’elle ne veut pas s’en arrêter là.
La curiosité comme guide
Nora part donc voyager pendant un an autour du monde, avec son compagnon Arie. Lui est ingénieur du son en Nouvelle-Zélande. Ensemble, ils partent à la rencontre de personnes invisibles, portés par la force du hasard et par une curiosité à toute épreuve. Comment choisit-elle ses sujets ? Par le hasard, par un regard, une discussion, une sensibilité particulière qui la mène à vouloir en savoir plus. Une manière, encore une fois, bien spontanée d’aborder les choses.
Le concept est simple. Elle filme d’abord le sujet en train de « vivre sa vie », dans son quotidien, exécuter une action, un travail, une habitude. Puis elle entreprend un dialogue, il enregistre. Tous les deux posent toutes les questions qu’ils veulent, jusqu’à atteindre la substantifique moelle de ce que le sujet veut transmettre.
Résultat, ils réalisent durant cette année une quarantaine de portraits d’une minute, centrés sur un aspect ou une idée de la vie d’une personne. Sur les 100 personnes rencontrées, seule une refuse de parler.
Lorsque l’on arrive sur le site de Human Postcards, on accède donc à une véritable bibliothèque de visages et de diversité, dont on apprend à puiser les richesses.
Interface du site Human Postcards
Savoir puiser
Nora a cette force rare de pouvoir accueillir l’essentiel de l’autre. Elle sait mettre en confiance, écouter, accueillir, identifier, afin de tirer la pensée profonde des individus qu’elle rencontre. Ainsi, elle puise au cœur de ces personnes ordinaires des idées extraordinaires.
Elle raconte facilement ici l’héritage de sa mère. Fille d’une réfugiée politique polonaise, elle dit avoir tiré des qualités spécifiques de cette histoire, dont une réflexion simple mais bien particulière. « La seule chose qu’on ne pourra jamais t’enlever, lui racontait sa mère, la seule chose que tu pourras toujours garder auprès de toi, c’est ta pensée, ton histoire, tes connaissances ». Et aussi, à l’inverse, « toutes les personnes qui nous entourent sont donc des sources de savoir, qu’il faut savoir chercher, trouver et puiser ». Une réflexion bien simple, peut-être un peu cliché, mais infaillible.
Mettre en lumière l’invisible
Le but de son art n’est donc pas d’entraîner de la réaction, du militantisme ou de la compassion. Nora montre les choses de façon simple, brute, sans filtre. Elle livre son travail sans imposer son regard ou sa grille de lecture, à la manière d’une pierre que l’on n’aurait pas travaillée, embellie ou exaltée. De fait, elle ne cherche ni émotion, ni réactions édulcorées. Elle n’attend rien de nous en retour.
Ce qu’elle cherche, c’est nous faire apprendre de l’autre. Nous donner l’occasion de connaître un fragment de vie de quelqu’un que nous n’aurions jamais rencontré autrement. C’est de donner de la valeur à nos réflexions humaines, les plus simples soient-elles. Elle leur donne un écho, en fait des sources de lumière, comme des lanternes stables pour nous guider dans la nuit, pour enfin mettre en lien ces pensées, et créer du dialogue pour nous-même.
En rendant hommage à ces personnes du quotidien, elle révèle une pensée cachée, met en lumière cette histoire qui serait sûrement restée enfouie, et nous donne l’occasion de faire quelques pas de plus sur le chemin de notre humanité.
Ibu Robin Lim, Indonesia, « The most important job in the world ».