Samedi 1er Juillet 2017, nous étions à la soirée « Hip Hop Symphonique » du célèbre festival Jazz à Vienne, événement musical majeur à l’international, et qu’on ne présente plus. On s’attendait à une prestation hors norme et à un brassage des cultures. Si on connaît le goût des producteurs de Hip Hop pour les boucles nostalgiques à base de piano ou de cordes, on voit plus rarement un orchestre symphonique sur scène derrière un rappeur…
Vers 17h, on arrive sur le site par un temps gris et pluvieux, qui tranche avec le caractère estival de l’événement. On perçoit le son de l’orchestre qui s’accorde, ce magma indescriptible de timbres et de hauteurs qui, dans nos mémoires, précède généralement une œuvre classique. Suivent les balances de Big Flo & Oli, les deux frères qui cartonnent en ce moment avec leur rap jeune et positif. Malgré leur attitude détendue et blagueuse, les balances sont très « pro ».
À la conférence de presse, parmi tous les invités, seuls viendront Les Sages Poètes de la Rue. Après des soucis logistiques et afin de respecter les horaires des concerts, les autres artistes prévus ne viendront pas. Il y avait pourtant beaucoup de questions à poser concernant la réalisation d’un tel projet, notamment à son directeur artistique Issam Krimi, ainsi qu’à ses principaux acteurs : la jeune chef d’orchestre Dina Gilbert, chef assistante de l’Orchestre Symphonique de Montréal, et tous les rappeurs participants : Arsenik, Les Sages Poètes de la Rue, les très attendus Big Flo et Oli et MC Solaar.
« Dans les années 80 les rappeurs étaient plus éloignés des instrumentistes »
Malgré ces absences, on en apprend un peu plus par l’entremise des Sages Poètes de la Rue, groupe pionnier du rap français et qui fête aujourd’hui ses trente ans de carrière. S’ils sont habitués à jouer avec un DJ en tournée, comme c’est le cas en ce moment pour défendre leur sixième album « Art contemporain », les expériences avec des instrumentistes sur scène ne leur sont pas pour autant étrangères. Selon Zoxea, « dans les années 80 les rappeurs étaient plus éloignés des instrumentistes. » Le monde change, le rap change. Les nouveaux artistes en témoignent, et les groupes expérimentés comme Les Sages Po’ s’adaptent. C’est donc une cinquantaine de musiciens en tout qui sont sur scène pour ce projet original : une formule très rare dans le monde du Hip Hop !
Directeur artistique du projet, le pianiste, arrangeur et compositeur Issam Krimi arborait sur scène une bienveillance communicative. S’il a l’habitude d’accompagner, sur la scène du Mouv’ Live Show – dont il est le créateur et producteur -, les plus grands rappeurs français avec son orchestre Issam Krimi & The Ice Kream, ce projet à l’envergure symphonique est une première. Il a d’abord été conduit à Paris, avec l’Orchestre Philharmonique de Radio France, et c’est l’ONL (Orchestre National de Lyon) qui hérite tout naturellement de cette responsabilité, ici à Vienne. La jeune et très renommée chef Dina Gilbert, venue du Québec et rompue à la direction des plus grands orchestres canadiens, nous fait l’honneur de sa direction pour ce projet.
La scène française « d’hier, d’aujourd’hui et de demain »
C’était la soirée du brassage des cultures donc, mais aussi des générations. Avant le concert des américains très attendus de De La Soul, ce projet « Hip Hop symphonique » regroupait sur scène plusieurs rappeurs de la scène française « d’hier, d’aujourd’hui et de demain » comme les décrit le coordinateur du projet Issam Krimi. Ils se sont succédé sur la scène mythique du théâtre, à raison de deux morceaux chacun.
D’abord débarquent les fortes têtes de Arsenik, donnant de suite un ton très Hip Hop au concert : silhouettes colossales, bras musclés et tatoués, casquettes vissées sur le crâne et textes acerbes en bouche. L’onde de choc parcourt le théâtre, la bataille est amorcée. Malgré des problèmes de son, ils chauffent le public et habitent la scène. Après seulement deux morceaux, Arsenik doit quitter la scène en frustrant un peu son public, et laisser la place aux Sages Poètes de la Rue. Ceux-ci exécutent leurs deux morceaux, dont un excellent « Show Time », présent sur leur nouvel album « Art contemporain », superbement arrangé.
En transition avec leur prestation et celle de Big Flo & Oli, Issam Krimi part en piano solo, une prestation malheureusement peu écoutée par le public jeune et survolté, plus avide de rap que de transitions instrumentales. Les deux jeunes frères viennent présenter leurs titres, acclamés par tous mais notamment par les jeunes filles. Naturels, généreux et proches du public, leur prestation est un véritable vent de fraîcheur.
Le retour d’une idole
Enfin se profile le très attendu MC Solaar, véritable idole d’une génération et pionnier du rap français. Il entame « Caroline » et semble ému, les yeux brillants et remerciant le public. Quelques cafouillages musicaux et un échange de couplets surviennent sur « Nouveau Western »… l’émotion, sûrement. La prestation n’en reste pas moins à l’image de son auteur : la grande classe ! Après cette dernière apparition, tous reviennent saluer, Issam Krimi ainsi que Dina Gilbert arborent un large sourire. Malgré l’absence de rappel et une balance parfois hasardeuse en façade, le pari est relevé et le concert est un succès. Dommage cependant qu’on ait eu que huit morceaux à se mettre sous la dent.
Le concert de De La Soul qui suit est, lui, plus généreux. Le son est également meilleur. Le set est très varié, composé de titres du groupe dont le fameux « Ring Ring Ring », de reprises soul ou funk, parmi lesquelles le célèbre « Pass the Peas » de Maceo Parker, l’immense saxophoniste de James Brown avec lequel ils ont travaillé par le passé. La fin du concert se fait sur des accents rock. Le retour tant attendu du groupe mythique après onze ans d’absence est un franc succès, le public est conquis, le théâtre plein à craquer et l’ambiance au faîte.
Les musiciens qui accompagnent le duo New-Yorkais sur scène sont impeccables, impressionnants. Le théâtre s’illumine, le temps d’une ballade, des flash de téléphones venus remplacer les traditionnels briquets. Pos et Dave font ouvertement la promotion de leur nouvel album, et placent un chapeau au devant de la scène « pour les pourboires », petit clin d’œil lancé aux maisons de disques, qu’ils accusent de les avoir pillés. Ils remercient les artistes présents avant eux, et demandent des acclamations supplémentaires pour MC Solaar.
Quid du rap à Vienne ?
Cette soirée « Hip Hop Symphonique » s’inscrit dans la volonté assumée du festival d’allier tradition et modernité, en programmant à la fois des monstres sacrés du jazz comme Herbie Hancock, Pharoah Sanders ou Ahmad Jamal présents cette année, comme des artistes jazz plus récents et des projets moins « jazz » à proprement parler, voire pas du tout : si certains des rappeurs présents ce soir ont eu affaire au jazz durant leur carrière, on ne peut pour autant les considérer comme des artistes de jazz. La question étant de savoir si un festival nommé « Jazz à Vienne » ne devrait pas se limiter à une programmation de jazz, aussi large qu’en soit le sens aujourd’hui ? C’est peut-être ce qu’une partie du public en attend.
Dans le même temps, rapprocher les rappeurs des instrumentistes, ou le public de jazz du hip hop, semble être un pari intéressant, à l’heure de la mondialisation culturelle ou nul métissage n’est tabou. Correspondant à cette mixité des styles, le public était en partie plus jeune que de coutume ce samedi à Jazz à Vienne, avec des attitudes différentes. Beaucoup de harangues lancées directement aux artistes, une forte odeur de fumée flottant dans l’air et une flopée de casquettes ont fini de rapprocher, samedi soir, l’ambiance habituellement bourgeoise de Jazz à Vienne de celle d’autres festivals plus hétéroclites.
Un article signé Léo Torralba