[L’été passé, ArlyoMag a lancé son premier concours de nouvelles. En plus de voir son texte publié sur le site, l’auteur gagnant pouvait saisir l’opportunité de collaborer avec le Mag’ le temps d’une saison. Après une farouche délibération, c’est la nouvelle Fragments, de Loriane Ferreira, qui l’a emporté. Les lecteurs pourront donc, chaque mois, découvrir un nouveau texte de cette plume que l’Arlyoteam est fière de vous faire découvrir !]
// Retrouvez sa première histoire, La douce folie de l’ornithorynque, par ici. //
Cela faisait près d’une heure déjà qu’il parcourait les toits de la ville. Il était épuisé ; récolter le désespoir de l’humanité et le porter sur ses épaules devenait douloureux. Il n’était qu’un petit garçon, il n’avait plus envie de faire ça. La fatigue se faisait sentir et donnait une drôle de sensation à quiconque le regardait dans les yeux : malgré la jeunesse de ses traits, il paraissait déjà infiniment vieux.
Après encore une heure à pédaler, il s’arrêta un instant au-dessus d’une courette. Un chat noir leva les yeux vers lui, le regardant manger sa pomme lentement, avant de revenir à son occupation première : contempler les yeux vairons du chat blanc qui, lui, ne bougeait pas d’un centimètre. Ce dernier était étonnamment raide, il observait la fenêtre qui venait de s’allumer à sa gauche. Le chat noir grogna, un feulement de fond de gorge, à peine perceptible à cette distance. Mais, le chat blanc ne daigna même pas lui adresser un regard. Le petit garçon, du haut de son toit, avait fini sa pomme depuis longtemps, mais il ne put détacher son regard de ce combat entre deux âmes, combat vide de sens au-dessus d’un abîme sombre. Mais, l’attention du petit garçon fut détournée par des éclats de voix qui venaient d’une autre fenêtre ouverte au troisième étage. Le son monta jusqu’à lui et il se déplaça pour observer le très jeune couple se disputer.
« Ton silence m’a fait beaucoup de peine. Et j’aimerais que tu aies une bonne excuse valable que je n’écouterais qu’a moitié en regardant par la fenêtre. Tu veux bien, s’il te plait, me dire pourquoi tu ne m’as pas donné de nouvelles pendant plus de deux semaines ? »
Elle releva la tête au dernier mot, qu’il avait presque crié. Le petit garçon fut frappé de plein fouet par l’état de tristesse et de colère qui émanait de la jeune fille. Il sentait son envie de pleurer et de hurler au visage de son ami, toute la détresse et la colère qui lui enserraient le cœur, dans un étau de plus en plus puissant. Elle semblait si jeune… Mais, elle serra les poings et retint ses larmes, le regarda droit dans les yeux et lui dit avec une voix très calme qui ne tremblait pas :
« Et moi, tu crois que ça me fait pas de la peine de ne pas être assez importante à tes yeux pour que tu me confies la moindre petite chose ? Tu crois que ça m’a fait plaisir de ne pas t’appeler pendant tout ce temps ? Que c’est super drôle quand tu m’invites quelque part et qu’il y a des gens que je ne connais pas et où tu deviens complètement indiffèrent ? Tu penses que ça m’amuse de ne pas être très bien et de ne plus me reconnaître, de ne plus me retrouver, tu crois que ça m’amuse de ne plus avoir une seule idée potable à déverser parce que je pense trop à toi ? Nan mais qu’est-ce que tu crois à la fin ?! Que je fais n’importe quoi sans jamais réfléchir ? Ou peut-être que je suis totalement insensible et que tu peux jouer avec moi comme avec un pantin ? Et bien excuse-moi de te contredire, excuse-moi de te dire que tu as tort sur toute la ligne. Je ne suis pas une poupée de chiffon qu’on traîne derrière soi en l’oubliant à moitié. »
La jeune fille se détourna, les larmes aux yeux et quitta la chambre en claquant la porte. Le jeune garçon poussa un lourd soupir, ferma les yeux, et finit par la suivre.
Sur le toit, le petit garçon poussa lui aussi un soupir en fermant les yeux. Il fit demi-tour pour observer passer une autre femme, environ la trentaine qui semblait, elle, d’une magnifique humeur. Son esprit était plein de murmures d’allégresse qui lui parvenaient et lui remettaient un peu de baume au cœur. Elle semblait avoir, au moins pour quelques heures, oublié les problèmes de sa vie courante. Il la suivit alors, elle marchait vite et il devait pédaler encore plus, attiré par ses belles pensées, pour la voir écrire dans son petit carnet ce soir-là :
« J’aime quand il me dit de ne pas m’inquiéter. De ne pas m’en faire quand je danse dans la rue en faisant tourner ma jolie robe. J’ai envie de n’en avoir rien à faire, de juste vivre, de ne plus me coucher et continuer de vivre la nuit, le jour, sans jamais m’arrêter, comme si la vie n’avait plus de fin, plus d’obligations et plus de responsabilités, qu’on ne devait plus faire d’efforts, juste vivre, profiter et rire à gorge déployée toute la vie qu’il restait en nous, pour le reste de l’éternité. Je voudrais rire à en pleurer, jusqu’à ce que plus jamais mon corps ne puisse se rendre compte que je ne suis qu’une humaine parmi d’autres, que je ne suis réduite que par cette condition, que jamais je ne serai autre chose. J’ai envie d’être tout. J’ai envie d’être tienne. J’aime la façon dont tu regardes les gens de tes grands yeux brillants, que tu leur souris et que ça illumine ton visage entier, j’aime voyager à travers tes paroles et ta peau. Tu pourrais dire n’importe quoi que je trouverais ça fascinant. Est-ce que je suis stupide ? Naïve ? Ne suis-je pas un peu vieille pour une histoire comme celle-là ? C’est bien possible. Mais tant pis… Non ? »
Le petit garçon passa encore un peu de temps à l’observer. Elle se déshabilla, se démaquilla, puis se mit au lit, un doux sourire aux lèvres. Elle ne tarda pas à s’endormir et le petit garçon vit, plus qu’il n’entendit, sa lente respiration apaisée. Il soupira encore une fois. Il n’avait que trop tardé, il devait reprendre la route, à la recherche des âmes en peine qui tentaient, au sein de la nuit, de s’alléger le cœur en se confiant à la lune, solitaire au cœur d’un ciel plus noir que leurs pensées.
Alors qu’il enfournait son petit vélo, il perçut dans le coin de son champ de vision un mouvement furtif. Il se retourna vivement, mais rien. Les battements de son cœur semblaient résonner dans le silence de la nuit. Il scruta l’obscurité, les ombres paraissant un peu plus menaçantes à chaque instant.
Tout un coup, un vacarme éclata dans la cour intérieure d’un immeuble. Le petit garçon sursauta et lâcha son vélo. Mais ce n’était que deux chats qui se lançaient dans une course-poursuite effrénée entre les poubelles, en miaulant particulièrement fort. Le petit expira lentement pour tenter de calmer sa respiration affolée. Il récupéra son petit vélo, l’enfourcha à nouveau pour poursuivre son chemin. Mais il n’était pas tranquille. Il sentait comme un regard dans son dos. On l’observait, il en était certain. La peur créa une boule au creux de son estomac et il se mit à pédaler plus vite encore. Les routes des toits de la ville étaient sinueuses et parfois un peu dangereuses, il fallait être prudent. Or, l’adrénaline qui coulait dans ses veines lui firent prendre des risques inconsidérés, stimulé qu’il était par la peur de l’inconnu, de la noirceur et du danger que représentait son potentiel suiveur. Il devait se mettre à l’abri.
Au bout d’un moment, à bout de souffle il finit par s’arrêter en haut d’un petit immeuble, au cœur du centre-ville. Il était épuisé. Il vérifia que personne ne le suivait et s’assit un moment au bord d’une fenêtre mansardée pour reprendre son souffle. Il dégota quelques biscuits au fond de son petit sac et les dégusta en observant la ville, l’oreille et le regard toujours aux aguets. Il ne savait pas ce qui avait provoqué cette peur irascible qui avait saisi ses tripes, mais il comptait bien élucider ce mystère.
Soudain, il sentit qu’on l’attrapait par l’épaule pour le tirer en arrière. Il se débattit autant qu’il pu, mais il ne faisait pas le poids face à la force brute de l’étranger qui lui asséna un coup sur la tempe. Le petit garçon sombra dans l’inconscience, avec pour dernière vision la lune qui l’observait, impuissante et immobile, veillant sur les toits du monde.