Cahier d’un retour au pays natal mis en scène et joué par Olivier Borle, c’est un texte sublime porté par un comédien de talent. En parler, c’est délicat. Il faut s’attaquer à quelque chose d’énorme, et on ne sait jamais trop par où l’attraper. Alors on l’attrape par où ça nous a attrapé en premier lieu…
Un chant théâtral
D’Aimé Césaire je connaissais le nom, j’avais déjà lu certains poèmes. Je connaissais un peu sa langue. Pas tellement finalement. Olivier Borle, je le connais un peu mieux. Je l’ai déjà vu jouer un certain nombre de fois. J’aime sa prosodie, sa manière si particulière d’articuler les choses. Son intonation un peu traînante, et son intelligence du texte qui avance, avance toujours et dévore son chemin dans la pensée avec appétit.
Sur Cahier d’un retour au pays natal, je l’ai vu pour la première fois seul en scène. Seul avec le texte. Seul avec le texte qu’il a choisi de monter… Un vrai bonheur. Car Olivier Borle chante cette pièce. C’est par cette porte que je suis entrée dans le spectacle. En effet, la langue de Césaire est hardue. Riche en vocabulaire étrange, nouveau, poétique et terriblement prosaïque à la fois. Il faut s’accrocher un peu pour l’entendre.
Seulement Olivier Borle chante. Alors on entend mieux. Il chante, parce que ce texte a la mélodie des mots. Des lettres qui raclent, d’autres qui lient. Et puis du rythme ! Un vrai rythme qui vous promène par les hanches. Parfois c’est lent et entêtant. Ou tribal et dansant. Les mots vous entraînent. Cahier d’un retour au pays natal, c’est un véritable voyage langagier.
Le texte qui danse
« Et ce ne sont pas seulement les bouches qui chantent, mais les mains, mais les pieds, mais les fesses, mais les sexes, et la créature toute entière qui se liquéfie en sons, voix et rythme. »
Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal
Et ce rythme emporte le corps du comédien. Même dans les moments les plus tranquilles du texte, Olivier Borle a les doigts qui dansent. Ils remuent presque malgré eux pour accompagner les mots. Les mains dansent aussi. Elles articulent le texte de gestes qui deviennent bientôt une chorégraphie. Des gestes précis, choisis. Techniques, mais habités. Et les pieds dansent à leur tour. Ils battent le rythme, donnent la cadence de la parole et des mots. Le corps entier danse. Olivier Borle habite le texte, ou peut-être faudrait-il dire qu’il est habité, en tout cas les mots prennent corps. Tout en corps le comédien articule la parole du poète. Elle vit et vibre sur la scène.
C’est un plaisir très réjouissant de voir Olivier Borle ainsi s’emparer de ce Cahier. Car la joie du comédien à dire ce texte est palpable. Elle infuse sa chanson et sa danse, elle transpire de ce corps qui s’engage si complètement dans le Mot. Je ne peux que vous recommander d’aller le voir par vous-même.
Le pays natal comme prise de conscience
Pour parler de ce spectacle il faut parler du texte. Et plus encore peut-être du contexte. Car Aimé Césaire est un écrivain qui s’inscrit dans un mouvement à l’identité forte. Représentant majeur de la négritude, il s’engage contre l’assimilation culturelle colonialiste. Il est un acteur essentiel de la revendication de l’identité noire, et de la [su_tooltip style= »tipsy » position= »north » shadow= »yes » rounded= »yes » size= »1″ content= »définition de la négritude selon Jean-Paul Sartre »]« négation de la négation de l’homme noir »[/su_tooltip]. De la négritude, Césaire dit que « ce mot désigne en premier lieu le rejet. Le rejet de l’assimilation culturelle ; le rejet d’une certaine image du Noir paisible, incapable de construire une civilisation. »
Cahier d’un retour au pays natal est une œuvre phare de ce mouvement littéraire. Le pays natal dont il est question, c’est la Martinique. Dans le texte, le retour au pays est une prise de conscience de la condition noire. Un texte à la fois de révolte et d’amour. Un texte d’une poésie brute, qui saisit la réalité à bras le corps.
« ma négritude n’est pas une pierre, sa surdité ruée contre la clameur du jour
ma négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’œil mort de la terre
ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale »Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal
La négritude dans la bouche d’un Blanc
André Breton, grand amoureux du Cahier d’un retour au pays natal, écrit ceci, à propos de l’auteur :
« C’est un Noir qui manie la langue française comme il n’est pas aujourd’hui un Blanc pour la manier. Et c’est un Noir celui qui nous guide aujourd’hui dans l’inexploré, établissant au fur et à mesure, comme en se jouant, les contacts qui nous font avancer sur des étincelles. Et c’est un Noir qui est non seulement un Noir mais tout l’homme, qui en exprime toutes les interrogations, toutes les angoisses, tous les espoirs et toutes les extases et qui s’imposera de plus en plus à moi comme le prototype de la dignité. »
Alors forcément, qu’un Blanc porte ce texte pose question. Mais pour moi, très vite, je me suis dit que je ne m’en poserai pas. Parce qu’Olivier Borle n’est à aucun moment un Blanc cherchant à incarner un Noir. Il est un sublime réceptacle du texte. Il parvient ainsi à être simplement le résonateur qui fait le lien entre le texte et nous. À donner voix et corps pour que nous entendions ce qu’il y a dans ces pages. Pas un personnage, mais plutôt un messager. Porteur humble d’un message universel de la plus haute importance.
Noire et vivace
Car le contenu de ce texte est puissant. Je ne saurais pas en parler. Parce que ne saurais pas mettre de mots pour dire ce que ça fait d’entendre ce texte. Cette parole noire vivace, révoltée, puissante. Il faut l’entendre de ses propres oreilles. Il faut l’écouter, et sûrement l’écouter encore. Dois-je parler de « l’actualité » du texte ? Le mot est faible et sonne faux. Néanmoins, il y a le poids historique d’un texte qui n’a rien perdu de sa densité. Et des mots qui résonnent d’éclats nouveaux au regard d’aujourd’hui.
Il faut donc de toute urgence se rendre au TNP, car le spectacle rejoue du mardi 3 au samedi 7 janvier 2017. C’est complet tous les soirs, mais vous devriez tenter votre chance en dernière minute. Vous devriez, pour la beauté et la puissance du texte. Et pour le parcours sensible et galvanisant d’Olivier Borle au plateau. Just do it. Venez ensuite nous raconter ce que vous en avez pensé… !