Qui a dit que les bibliothèques étaient des lieux ennuyeux ? Les fonds anciens de la BML ont décidé, avec l’aide du département des lettres, de présenter au public au cours de deux séances L’Heptaméron de Marguerite de Navarre. Mais attention… il s’agit d’une édition particulière qui renferme bien des mystères…
L’Heptaméron de Marguerite de Navarre est déjà en soi un grand livre qui mérite de l’attention. Mais c’est pour une raison bien particulière que les conservateurs de la BLM dans le cadre de « L’heure de la découverte » ont précisément choisi ce livre. L’édition présentée appartenait à une riche lyonnaise, Anne Spon, et ce livre est presque tout ce qui reste d’elle jusqu’à nos jours… Retour sur un livre à l’histoire complexe et mystérieuse.
Qui était Marguerite de Navarre ?
Marguerite de Navarre, née à la fin du XVe, est principalement connue pour être la sœur de François Ier ainsi que la grand-mère du futur Henri IV. C’est pourtant une des rares femmes du XVIe qui ait eu autant d’importance à l’époque mais également jusqu’à nos jours. Elle exerce une profonde influence en diplomatie et se positionne en faveur des idées nouvelles, faisant d’elle une femme éveillée et ouverte au monde contemporain. Elle est une des premières femmes de lettres françaises, ce qui lui vaut le surnom de « dixième des muses ». Marguerite de Navarre est appréciée et jouit d’une réputation de femme brillante. On rapporte qu’un de ses valets de chambre la décrit ainsi : « corps féminin, cœur d’homme, tête d’ange ».
Il est difficile de savoir ce que cet homme entendait par « cœur d’homme » mais une chose est sûre : il était grand. Pendant sa vie elle n’a cessé de protéger les artistes du XVIe, comme Rabelais (on en revient toujours à Lyon hein). Pour l’époque, elle fait preuve de beaucoup de volonté, pour une femme, et on pourrait presque lui assigner un petit côté féministe. Il lui arrive dans certaines de ses œuvres de se rebeller contre le pouvoir et surtout le pouvoir religieux. Elle est une femme très croyante mais ne se prive pas de critiquer les hommes d’Église dont le comportement est bien souvent tout sauf catholique. C’est peut-être à cause de son tempérament que certains la méprisaient : les femmes lettrées n’étaient peut-être pas forcément appréciées, on disait que ses œuvres étaient des « gauloiseries ». Mais L’Heptaméron nous démontre bien le contraire.
L’Heptaméron : des nouvelles à la peinture d’une société
Marguerite de Navarre écrit ce recueil à la fin de sa vie ; il paraît après sa mort, en 1558. Le recueil est composé de 72 nouvelles mais reste inachevé, d’où son nom : l’histoire se déroule sur sept journée mais la huitième est incomplète. L’œuvre se heurte d’ailleurs à plusieurs problèmes, notamment de datation exacte mais également au quant à sa publication. L’œuvre a été publiée sous différents titres comme L’Heptaméron ou Histoires des amants fortunés.
L’une des principales caractéristiques de l’œuvre de Marguerite de Navarre est qu’elle reprend une forme déjà existante, celle du Décaméron de Boccace du XIVe siècle. Dans les deux cas, les œuvres s’inscrivent dans un contexte particulier : des aristocrates sont coincés et se retrouvent confinés ensemble (Dans le Décaméron c’est à cause de la peste / Dans L’Heptaméron c’est à cause d’intempéries qui détruisent les ponts). Du fait qu’ils ne puissent faire quoi que ce soit, ceux-ci commencent à raconter des histoires au tour à tour. Marguerite de Navarre reprend le style courtois et raffiné de Boccace. Les nouvelles sont un style qui plaît à la cour à cette période de l’Histoire. Chaque aristocrate qui se respecte se doit de posséder le Décaméron dans sa bibliothèque.
Marguerite de Navarre base la plupart de ses nouvelles sur des histoires galantes. Celles-ci sont la plupart du temps un reflet des mœurs aristocratiques. On retrouve peu de nouvelles avec des bourgeois et encore moins avec des gens du peuple, mais il y en a deux. Même s’il s’agit de nouvelles, Marguerite de Navarre intègre à l’intérieur de ses récits quelques marques du réel. Elle intègre des personnages ayant existé comme Lorenzo de Médicis, dit Lorenzaccio, ou camoufle sous des pseudonymes certaines de ses connaissances.
Toutes les histoires ne sont pas galantes… en effet, on trouve également un côté très subversif. Marguerite de Navarre met en avant le fait que le groupe de personnages est composé de 5 femmes ainsi que de 5 hommes, de telle manière à respecter l’égalité des sexes. Par ailleurs, elle fait preuve de malice et d’audace quand, dans une de ses nouvelles, elle intègre le personnage d’une marinière. Celle-ci doit faire traverser un bout de mer à deux hommes : les deux hommes lui font des avances et tentent de s’attirer ses faveurs. Alors, elle les mène jusqu’à une île déserte en leur disant qu’elle sera bientôt de retour mais ne revient jamais les chercher. Même si le terme de féministe est ici anachronique, il semble juste de faire remarquer qu’elle ose ici quelque chose de tout à fait nouveau. De même, elle s’autorise dans certaines de ses nouvelles une critique assez acerbe des religieux de l’époque.
Cependant, ce n’est pas forcément l’histoire de L’Heptaméron en général qui nous intéresse, mais bien une édition, et un ouvrage en particulier. L’ouvrage présenté par la BML date de 1571, il tient dans la main d’un enfant et pourtant donne encore du fil à retordre aux historiens du fonds ancien de la BML…
Le secret de Anne Spon
L’ouvrage est intéressant à plusieurs niveaux : il nous renseigne quant aux préférences littéraires de l’époque, aux courants qui se développent au XVIe siècle. Le livre appartenait à une certaine Anne Spon et est une des rares traces de son existence. Elle fut la fille d’un riche commerçant qui s’installe à Lyon au XVIe siècle. Ce que l’on sait sur cette famille, c’est qu’il s’agit d’une famille protestante, et il ne fait pas bon être protestant à cette époque, surtout à Lyon : c’est une ville chamboulée par les guerres de religion et les protestants n’y sont pas forcément les bienvenus.
Certains chercheurs ont tenté d’y voir un rapport avec la couverture du livre qui est une énigme pour eux. La couverture du livre est très ornée et constituée de vélin, c’est-à-dire de la peau soit une matière très riche. Sur les côtés de la couverture on peut lire « souffrir et souvenir » / « amour * force » / « plus penser que dire ».
Certains chercheurs y voient un lien avec le protestantisme : l’amour de Dieu, le fait de pratiquer sa religion en silence… L’ex-libris est encore plus intriguant (un ex-libris est l’inscription à l’intérieur d’un livre du nom du propriétaire de ce livre). On peut y lire « Je suis Anne Spon / En ta vertu mon regard ». On retrouve également un cœur ailé et enflammé au centre de la page : de chaque côté on peut lire un « A » et un « F » et au centre du cœur un « V » ou un « U ». Impossible pour les chercheurs de savoir de qui ou de quoi il s’agit. Certains voient en le cœur l’emblème des moines Augustins, ce qui serait un signe de conversion, mais rien ne peut le confirmer. On ne peut s’empêcher de voir en ce cœur, en ces phrases énigmatiques, le présent d’un (ou pour un) amant avec qui l’union serait impossible.
Si cette histoire vous a plu, et je l’espère, vous pouvez trouver ici quelques approfondissements ou prolongements.
- Il existe une version de L’Heptaméron en BD, qui récupère les histoires un peu plus grivoises : L’Heptaméron de Maria Colino Rodriguez , Editions du Ponant, 1999
- Le site de la BML a numérisé quelques parts du livre, vous pouvez y retrouver quelques autres photos et renseignements au sujet de Anne Spon : juste ici.
- Si L’Heptaméron vous intrigue toujours autant, je vous conseille le livre de Lucie Lebvre, professeur au collège de France : Autour de l’Heptaméron, Amour sacré, amour profane, 1944.