Dans cette adaptation de Bouvard et Pécuchet jouée au Théâtre National Populaire, Jérôme Deschamps s’approprie totalement la mécanique du roman de Flaubert et le transporte dans son univers, encore et toujours hanté par les Deschiens. Il livre ainsi un objet scénique hilarant, qui ne manque pas de poser quelques questions.
J. Deschamps ne se propose pas, dans cette toute jeune mise en scène, de faire advenir le roman sur scène avec des détails dignes d’un écrivain naturaliste. Non, le spectacle a été écrit « d’après » Flaubert. Or cette précaution de présentation doit être prise au sérieux : gare à celui qui chercherait dans le détail la prose du fameux auteur.
C’est avec une impression mitigée que l’on quitte la salle après une heure et demie de fracas incessants sur scène. Difficile de choisir entre l’enthousiasme qui nous envahit à la vue de ces personnages et des scènes comiques et touchantes, et la déception de ne faire qu’entrapercevoir Flaubert et son œuvre.
Le duo au centre de la réécriture
Le duo pétillant de Bouvard et Pécuchet est incarné magnifiquement par Micha Lescot et Jérôme Deschamps (qui signe aussi l’adaptation et la mise en scène). C’est à travers les échanges burlesques entre ces deux personnages que se déploie la plus grande partie du comique absurde du spectacle. Les deux personnages qui se donnent en spectacle sont plutôt fidèles aux personnages de papier. Et en effet, la dimension comique présente dans le texte est tout à fait rendue, et fonctionne tout aussi bien lorsqu’elle est jouée.
De plus, on pourrait s’arrêter quelques minutes pour observer l’aspect physique des deux comédiens que presque tout oppose. Impossible de ne pas penser aux caricatures de Daumier que l’on retrouve souvent sur les éditions de Bouvard et Pécuchet. Les comédiens jouent de ces physiques particuliers, et ce dès l’entrée, très précisément chorégraphiée, qui donne le ton et marque le caractère factice des deux compères.
Il est vrai que le schéma général des aventures de ces deux parisiens qui réalisent leur rêve provincial est globalement respecté et repris. On retrouve bien les différentes étapes de leur parcours : la rencontre, l’héritage, le déménagement, etc. Mais malgré un duo dynamique, le rythme de la pièce en pâtit. En effet, même si cela est plutôt fidèle au schéma juxtaposé des péripéties du roman, la succession de petites scènes peut devenir un peu lassante et s’essouffle.
La réécriture scénique comme prolongement
J. Deschamps prend néanmoins le parti de laisser s’exprimer tout le ridicule des deux personnages fascinés par les lieux communs et les clichés. Il fait son affaire de souligner le burlesque du roman par son adaptation scénique. La scénographie est somme toute simple, mais le metteur en scène sait en user de façon extrêmement ludique pour servir le texte, ou même créer de toute pièce des effets comiques.
Les jeux d’échos et de répétitions de certaines phrases des dialogues se manifestent peut-être plus clairement lorsqu’on les entend déclamés sur scène. Les nombreux jeux du texte, magnifiés par l’interprétation des deux comédiens, sont accompagnés par des ressorts tout à fait scéniques. On peut mentionner, à ce titre, les bruits d’animaux imités par les comédiens eux-mêmes, ou encore les lancers répétés de livre à travers la salle jusque dans un grand chariot.
Le jeu avec le public est d’ailleurs poussé jusqu’au paroxysme lorsqu’un des comédiens, face aux rires, nous adresse : « Vous nous prenez pour des cons, hein ? ». Déconstruisant ainsi la supériorité du public par des effets de distanciations simples, la mise en scène pousse le spectateur à interroger la nature de ses rires.
Réécriture, adaptation, actualisation
Le changement majeur opéré par la mise en scène réside sans doute dans les personnages de Lucas et Mélie. Gravitant autour du couple, ils prennent en charge à eux seuls tout le reste des personnages du roman, et forment dans le spectacle une caricature drôle, bien qu’un peu grinçante, des gens de la campagne. On peut d’ailleurs admirer les prestations scéniques des deux autres comédiens qui font une merveille d’une partition délicate et peut-être légèrement ingrate.
Mais si Bouvard et Pécuchet nous font rire avec tendresse, il n’en va pas de même avec l’autre couple. L’imbécilité sans rémission de la pauvre Mélie est donnée en bloc, et la caricature que représentent les deux personnages ruraux en est un peu dérangeante. Elle provoque, du moins au début, une adhésion par le rire qui se passe de tout contrepoint, de toute nuance. Et à trop vouloir faire paraître Mélie et Lucas ridicules, la mise en scène laisse certains spectateurs stoïques devant une méchanceté acharnée qui n’a même plus beaucoup de sens.
C’est là un choix d’actualisation, comme celui qui est fait de glisser plusieurs références à l’actualité. On trouve notamment des renvois au discours de certaines personnalités politiques ou au récent scandale qui entoure l’évêque de Lyon. Force est de constater que cela marche : on se laisse facilement et agréablement surprendre par ces inserts inattendus et bien trouvés. Nul doute que les nombreux scolaires qui assistaient à la pièce, venus (peut-être) à reculons à la vue du titre classique, ont été soulagés bien vite : il n’y avait que peu de poussière sur cette nouvelle œuvre.
(Re)Création et destruction
Néanmoins, ceux qui connaissent bien l’œuvre en prose de Flaubert ne manqueront pas d’émettre des réserves. Entre les « fous dangereux » et les « imbéciles inoffensifs », J. Deschamps a clairement fait son choix. Ce qui contribue à un certain amoindrissement du sens de l’œuvre et à des modifications radicales dans la compréhension de certaines des aventures de notre duo.
Il en va ainsi pour le suicide raté des deux personnages. La mise en scène fait le choix d’avorter la tentative par l’effondrement du plafond, exploitant là encore un fil comique indéniable. Or le roman présente quelque chose de beaucoup plus complexe : s’ils ne se pendent pas, c’est parce qu’ils doivent encore rédiger leur testament. Or il y a là quelque chose d’infiniment plus complexe que le simple burlesque des deux personnages. C’est autour des notions de copie, d’écriture et de lecture que tournent à la fois la vie de Bouvard et Pécuchet et l’œuvre de Flaubert tout entière. Toute cette dimension qui sous-tend la réflexion du roman d’un bout à l’autre s’est complètement évaporée dans l’adaptation de J. Deschamps, ne laissant, pour habiller la scène, qu’une grande farce.