Dix ans après le monumental Black Book, et une incursion à la télévision pour le très expérimental Tricked en 2012, le hollandais violent est de retour. Et cette fois, il a décidé de tourner son film en France.
Avant de revenir un peu plus en détails sur le film Elle, je me permets de revenir brièvement sur la carrière de ce cinéaste trop peu connu au vu de sa carrière quasi sans-faute.
Après quelques documentaires et épisodes de séries TV, il réalise son premier film en Hollande en 1971, le très anecdotique Business Is Business sur lequel on retiendra surtout son goût pour la provocation qui perdurera pendant toute sa carrière. Et pour cause, ce film n’est autre qu’une comédie sur… la prostitution. Son deuxième film, Turkish Delices, accessoirement l’un de mes films préférés, deviendra l’un des plus grands succès hollandais de l’époque. Cette histoire d’amour trash entre un peintre et une jeune fille sera l’occasion pour le public international de découvrir l’acteur fétiche de Verhoeven, à savoir Rutger Hauer. Le film se veut clairement une critique de la bourgeoisie, thème que l’on retrouvera plus tard dans Elle, justement. Ses deux chefs-d’œuvres suivants, Katie Tippel et Soldier Of Orange préfigurent, quant à eux, déjà Black Book qui sera réalisé trente ans plus tard. Puis, il réalise Spetters en 1980, film qui peut être vu à la fois comme le teen movie ultime mais également comme le plus choquant du genre. Il attirera d’ailleurs les foudres de la censure dans son pays natal, notamment à cause d’une scène de viol homosexuel particulièrement corsée. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le film se veut une réflexion pertinente sur l’homophobie et l’homosexualité, à une époque où il s’agit encore d’un sujet tabou. On en parle également ici d’ailleurs. En 1983, Le Quatrième Homme continue de traiter d’homosexualité tout en préfigurant le futur Basic Instinct. Mais sa façon de mélanger sexe et religion lui vaudra encore les foudres de la censure.
C’est alors que Verhoeven décide de continuer sa carrière aux Etats-Unis. Avec un changement radical cette fois-ci. Alors qu’il réalisait un cinéma subversif, avant tout destiné aux « intellectuels », il semble comprendre l’inutilité de la chose. En effet, à quoi bon prêcher un converti ? Désormais, il fera des films ultra-commerciaux, mais tout en restant ultra-subversif. Son premier film américain sera donc La Chair Et Le Sang en 1985, film médiéval à tendance d’Heroic Fantasy et réflexion sur le syndrome de Stockholm qui fait passer n’importe quel épisode de Game Of Thrones pour un épisode de Mon Petit Poney. En 1987, il réalise Robocop qui reste peut-être la meilleure description d’un état dictatorial à l’écran. Sans doute le film préféré de Manuel Valls.
Après cet énorme succès, il continue dans le même registre cyberpunk en adaptant Philip K. Dick avec Total Recall en 1990. Société dictatoriale, mind fucking total, ultra-violence, humour à foison, encore un très gros succès pour le réalisateur, et une amitié naissante avec ses deux acteurs principaux, Arnold Schwarzenegger et Sharon Stone. Avec l’ex-gouvernator, il va tenter pendant des années de monter le film Crusade qui, malheureusement, ne se fera jamais. Quant à Sharon Stone, il en fait une star avec son film suivant : Basic Instinct, qui lança la mode des thrillers sexuels à Hollywood, mais ne fut pourtant jamais égalé (bon ok, y a aussi Bound des Wachowskis, et avant, il y avait eu Hot Spot de Dennis Hopper).
Fort de ce succès, il enchaîne avec le film préféré de tous les hommes hétérosexuels du monde, même s’ils font tous semblant que ce n’est pas le cas, à savoir Showgirls. Considéré comme un nanar à sa sortie, le film s’est refait une réputation au fil des années au point d’être désormais considéré comme culte.
En 1997, il crée le très anti-militariste Starship Troopers, dernier volet de sa trilogie de science-fiction et véritable réflexion sur l’impérialisme, mais surtout un des films les plus funs jamais réalisés.
En 2000, il réalise pourtant le film le plus faible de sa carrière avec Hollow Man, variation sur le concept de l’homme invisible, l’imaginant comme un violeur serial-killer. Malheureusement, le long-métrage ne va pas au bout de son concept, et Verhoeven quitte les Etats-Unis.
Revenu en Hollande et après avoir écrit un livre très controversé et éponyme sur Jésus de Nazareth, il sort Black Book en 2006. Le film raconte comment, durant la seconde guerre mondiale, une jeune juive réussit à se faire passer pour une allemande afin de les espionner. Sauf qu’elle va tomber amoureuse d’un officier SS. Inutile d’en dévoiler plus, vous vous doutez bien qu’avec un tel sujet, une fois de plus, Paulo ne s’est pas fait que des amis. Mais ce qui est intéressant, c’est aussi de voir comment Black Book aurait pu être un film de fin de carrière, une sorte de best of de tous les thèmes du cinéaste.
Mais ceci est une autre histoire, puisqu’il lance ensuite le projet Tricked. Il s’agit d’un téléfilm un peu spécial produit pour la TV Hollandaise et dont le concept est le suivant : les premières minutes du film sont écrites par l’actrice Kim Van Kooten, puis soumises à des internautes qui doivent développer le reste de l’histoire. Le film est tourné au fur et à mesure de l’avancée du script, finalisé à partir de 1250 scénarios différents ! Le tout est un peu foutraque, mais vaut clairement le coup d’œil.
On en arrive donc au film Elle. Paul Verhoeven quitte la Hollande et vient s’installer en France pour tourner un film français. What The Fuck ? En adaptant le roman Oh ! de Philippe Dijan, Verhoeven s’éclate à dynamiter les codes du cinéma français en offrant un film glauque, trash et irrévérencieux comme il en a l’habitude. Ce n’était pourtant pas gagné, au vu de la bande-annonce catastrophique du film :
Et pourtant, l’idée est si simple. Comme on l’a vu précédemment, Verhoeven est un cinéaste intelligent qui attire dans les salles le public à qui il veut faire passer son message. Et comme il a décidé de critiquer la bourgeoisie française, il fait donc un film destiné aux bourgeois français. Et c’est sûr qu’en réunissant Isabelle Huppert, Laurent Laffite, Virginie Efira et Charles Berling, il pouvait être sûr que la cible visée se rendrait dans les salles.
Mais avant de rentrer plus en détails sur le scénario et de finir cet article sur des SPOILERS, je vais m’attarder un tout petit peu sur la mise en scène du film, ne serait-ce que pour rassurer les lecteurs d’ArlyoMag qui aiment le cinéma de Verhoeven quant au fait que « Non, ce film n’est pas aussi mal réalisé qu’un film français ». Pour cela, prenons deux exemples très simples et faciles à se représenter. Au début du film, le fils vient voir sa mère pour lui soutirer de l’argent. Sa mère se doute de la raison de sa venue, et la lui reproche (elle est donc en position de supériorité sur lui à ce moment-là). Il se lève pour déposer sur le comptoir une photo de lui et de sa femme enceinte puis retourne s’asseoir. Sa mère accepte alors sa requête (c’est désormais lui qui est en position de supériorité). Comment cela se traduit-il visuellement ? On commence par un champ contre-champ où la caméra se situe à droite du personnage de la mère (donc à gauche du personnage du fils). On est déjà rassuré, contrairement à Maïwenn, Verhoeven sait faire un champ contre-champ. Lorsque le fils se lève, la caméra l’accompagne et se sert de son mouvement de main pour déposer le cadre sur le comptoir afin de se retrouver de l’autre côté de la table, soit à gauche du personnage de la mère (donc à droite du personnage du fils). Un autre champ-contre champ débute alors. Verhoeven a signifié visuellement le changement de position du fils dans le dialogue en utilisant la mise en scène. Simple, mais efficace. Sans rentrer dans une analyse poussée, sachez également qu’il y a dans le film une séquence comprenant une cinquantaine de personnes lors d’une fête. Certains sont en train de danser, d’autres assis… Et lors de cette scène, Verhoeven parvient avec sa gestion de l’espace à suivre des croisements de regards entre 6 personnages tout en permettant au spectateur de toujours comprendre où ceux-ci sont situés. Pour qui s’y connaît un tant soit peu en mise en scène, cela n’est pas des plus facile. Et c’est de ce genre de subtilités de réalisation dont le film est truffé sous son apanage de « film français » classique. Sachez enfin qu’il propose des analogies en terme de montage entre l’intrigue et le jeu vidéo créé par le personnage principal. Et pour ceux qui ne veulent pas se faire spoiler l’intrigue, cet article s’arrête là. Allez en salles, et revenez lire la suite. Pour les autres, il est temps de décortiquer deux, trois petits trucs…
SPOILER ALERT JUSQU’A LA FIN DU TEXTE !
L’histoire du film est fantastique, car plus elle avance, et moins on comprend où veut en venir Verhoeven. Ce n’est qu’en l’analysant et en parcourant des indices laissés par-ci, par-là qu’il est possible d’en visualiser la richesse. Bien que je me doute qu’il existe très certainement d’autres pistes de lecture, voici celles que j’ai trouvées.
L’histoire principale est clairement celle d’une psychopathe pure et simple. Son père a été un meurtrier qui a tué 27 personnes dont des enfants lors d’une seule et même soirée. Et tout le monde se demande si elle, alors âgée de 12 ans, l’a accompagné. La réponse n’est pas clairement donnée dans le film mais tout porte à croire qu’elle est pourtant positive. En effet, le personnage de Michèle Leblanc, l’héroïne, passe le film à détruire toute personne autour d’elle. Elle se rend coupable de la mort de sa mère, détruit le couple de sa meilleure amie en couchant avec son mari, détruit le couple d’en face en couchant avec le mari de la voisine également, détruit la possibilité de sortir un bon jeu vidéo à la boîte à laquelle elle travaille en refusant de parfaire la jouabilité, détruit la vie de son fils en lui révélant l’infidélité de sa femme puis en les faisant se remettre ensemble une fois qu’elle s’est rendue compte de sa nocivité dans un faux happy end brillant. Faux happy end en deux temps puisqu’elle va ensuite renouer avec sa meilleure amie (qui lui pardonne alors qu’elle ne s’est même pas excusée) en lui disant que tout ira bien désormais, alors qu’elle la conduit visuellement au fond d’un cimetière (!!!!!). Partant de ce principe-là, ainsi que du fait qu’elle ne semble prendre de plaisir sexuellement que par le viol, on peut penser qu’elle a un tempérament proche de la psychopathie et qu’il est fort probable qu’elle ait justement accompagné son père lors des meurtres, d’autant qu’une photo la montrant recouverte de sang a été alors publiée par la presse. De plus, il est démontré plusieurs fois son amour excessif pour les animaux, et lorsqu’elle parle des crimes de son père, elle mentionne les meurtres d’animaux en précisant bien qu’il a épargné un hamster (!). Après, il reste un point important. A savoir, son père est-il un meurtrier ou seulement elle ? Une réponse qui n’est pas donnée, mais la question mérite d’être posée à cause du fait que celui-ci se suicide lorsqu’il apprend qu’elle va venir lui rendre visite. Je me plais d’ailleurs à voir le film Elle comme une variation féminine du film Malveillance de Jaume Balaguero. A réfléchir…
Passons à un autre axe de lecture du film assez intéressant. Paul Verhoeven = Michèle Leblanc. Durant tout le film, Verhoeven utilise le principe inventé par François Truffaut de la caméra stylo. A savoir que la caméra épouse durant le film le point de vue unique d’un seul personnage. De plus, ce personnage est conceptrice de jeux vidéo, soit le métier équivalent à celui de réalisateur pour le cinéma. Son amour pour tout ce qui est déviant (sexe, violence) est le même que Verhoeven. De plus, le personnage subit trois viols durant le film. Et je ne peux m’empêcher de faire l’analogie suivante :
Viol 1 = Accueil et censure du film Spetters en Hollande.
Viol 2 = Accueil et Razzie Awards du film Showgirls aux Etats-Unis.
Viol 3 (le viol qui est consenti dans le film) = La controverse, voulue autour du livre sur le Christ publié par Verhoeven.
Enfin, troisième et dernier axe de lecture assez évident. Dans le film, le personnage de Virginie Efira est extrêmement croyant. La caméra de Verhoeven s’attarde assez régulièrement sur le fait qu’elle met en place des statuettes de la nativité dans son jardin. Le personnage s’intéresse d’ailleurs grandement à la venue du Pape qui va se mêler aux fidèles pour aller à Saint-Jacques de Compostelle. A la fin du film, elle remercie Michèle Leblanc de
s’être fait violer par son mari, expliquant que c’était un homme bon et qu’elle a préféré fermer les yeux sur ses actes. Bref, si ça, c’est pas plus intelligent et plus subtil que Spotlight, alors je ne sais pas ce qu’il vous faut !
Et quoi que vous pensiez de cet article, sachez que je n’oublie pas qu’ « À bien des égards, la tâche du critique est aisée. Nous ne risquons pas grand-chose. Et pourtant, nous jouissons d’une position de supériorité par rapport à ceux qui se soumettent avec leur travail, à notre jugement. Nous nous épanouissons dans la critique négative, plaisante à écrire et à lire. Mais l’amère vérité qu’il nous faut bien regarder en face, c’est que dans le grand ordre des choses, le [film] le plus médiocre a sans doute plus de valeur que notre critique qui le dénonce comme tel. »
Extrait du film Ratatouille (2007) de Brad Bird et Jan Pinkava.