Figures typiques du centre-ville, les danseurs de breakdance qui, tous les soirs, investissent le parvis de l’Opéra de Lyon, continuent à se réunir malgré le froid.
Le soleil se couche tôt en cette période de l’année et à 18h, il fait déjà nuit noire. Sur la place de la Comédie, des lampadaires éclairent les passants qui s’engouffrent dans la bouche de métro de la station Hôtel de Ville. Sous les lampions rouges du parvis de l’Opéra, des danseurs rivalisent de rythme et de souplesse sur un fond de breakbeat.
Ismail vient danser ici depuis des années. Il a découvert le breakdance « dans la salle des profs », quand un ami lui montre un mouvement. Fasciné, il vient alors devant l’Opéra, où on se retrouve tous les jours pour s’entraîner et échanger sur le breakdance. Sous le nom de Rox, il participe à des battles, organisées ou spontanées. Ce soir, il m’en dit plus sur le breakdance et ceux qui le pratiquent.
Il insiste d’abord sur la diversité des raisons qui poussent chacun à danser ici. Certains viennent simplement pour le plaisir. D’autres s’entraînent en vue de participer à des battles, contests et autres compétitions. Certains se produisent en spectacle. Tous en tout cas profitent de l’émulation et de l’esprit de camaraderie qui caractérisent ces réunions.
Derrière un apparent ésotérisme, se cache une convivialité qui encourage l’intégration. Quand on est nouveau et intéressé, on arrive sans connaître personne. On observe alors, laissant la place aux plus expérimentés quand ces derniers arrivent, avant d’avoir suffisamment de technique et de confiance en soi pour se lancer dans une phase devant tout le monde.
Aujourd’hui, il commence à faire froid. Ne restent alors que les « vrais », qui sont tout de même une bonne quinzaine. Aux beaux jours, il y a plus de monde, mais les dalles de marbre noir du parvis offrent suffisamment d’espace pour ne pas se marcher dessus. Ce sol en marbre est unanimement salué par les danseurs comme convenant parfaitement à la pratique du breakdance, qui comprend beaucoup de mouvement au sol, glissés, ainsi que des chutes contrôlées. Le contact avec cette pierre dure et polie est sûr, et l’abrasion des mains est limitée. Les blessures restent néanmoins fréquentes dans une discipline exigeante physiquement, allant des tendons déchirés aux vertèbres abîmées, en passant par une calvitie précoce chez les head-spinners qui tournent à toute vitesse en équilibre sur leur crâne.
Le caractère ouvert du lieu favorise la circulation des personnes et des idées. À tout moment, chacun échange, montre un mouvement à un autre. La disposition des danseurs évolue, mais ces derniers se placent souvent en cercle au centre duquel l’un d’entre eux danse. Les autres n’hésitent alors pas à l’encourager vivement quand il exécute un mouvement particulièrement audacieux.
Chaque danseur possède son style propre. Plus ou moins rapide, plus ou moins proche du sol, chacun exprime par ses mouvements sa propre individualité. Ce caractère subjectif du breakdance en fait une forme de danse difficile à évaluer. Dans le cas des compétitions, les juges recherchent moins des figures imposées qu’une certaine sensibilité, et un rapport à la musique qui fait sortir un danseur du lot.
Le breakdance est un art de rue. Il est né dans le Bronx des années 1970, quand les jeunes se livraient à des simulacres de bagarres chorégraphiées sous les fenêtres de DJs qui se rendaient compte que leur public était particulièrement enclin à danser sur les passages les plus rythmés de leurs disques de funk. Le breakbeat, nouveau style musical construit autour de la danse de rue était né ! Aujourd’hui, les danseurs du parvis de l’Opéra bougent aux rythmes des DJs blesOne, Lean Rock ou encore Keysong.
Pour les danseurs du parvis de l’Opéra, la pratique du breakdance représente un investissement important. La plupart viennent quatre ou cinq heures par jour, plusieurs fois par semaine, tout en travaillant à côté. Il est possible de « percer » en se faisant repérer en compétition, mais tous ne s’entraînent pas dans ce but. Pour beaucoup, le breakdance est un moyen de s’exprimer, ainsi qu’une activité sociale. Les passants apprécient à juste titre leurs échanges, quand une bonne dynamique se dégage spontanément du groupe. Sans se donner en spectacle, il donnent à voir l’image d’une jeunesse en mouvement.
Bientôt, il fera trop froid pour danser dehors. Ils se rapatrieront alors sur les planches trop souples des salles de danse de MJC, attendant le printemps comme une promesse de liberté.